Inadapté aux soins chroniques, inflationniste… Le Gouvernement a décrété la fin du tout paiement à l’acte. Mais quels modèles de financement pour le remplacer ? Alors que le rapport Aubert plaide, entre autres, pour une extension de la Rosp, l’économiste Frédéric Bizard, président de l’Institut Santé​, met en garde les pouvoirs publics. Non seulement le paiement à la performance n’a pas prouvé son efficacité, dit-il, mais il est délétère pour l’exercice de la médecine et la qualité des soins.

 

Egora.fr : Que pensez-vous du rapport de la task force “financement de la santé”, remis en février à Agnès Buzyn par Jean-Marc Aubert ?

Frédéric Bizard : Le rapport est intéressant dans l’analyse des différents modes de financement. Il pose un diagnostic qui est assez juste, mais il propose de mauvaises solutions.

La transformation des modes de financement lancée par l’administration est nécessaire, mais ce n’est la bonne direction qui est prise. Le sujet est extrêmement complexe : il n’y a pas de modes de rémunération parfait, ils ont tous des failles. La question est de savoir ce que l’on veut rémunérer. La direction qui a été prise, qui est la grande orientation d’un certain nombre de pays, c’est le value based healthcare, la rémunération de la santé à partir de la valeur créée. Mais la rémunération à la performance [pay for performance, P4P, NDLR] est tout sauf ça. Lorsque l’on prétend rémunérer à la valeur un épisode de soins en se basant sur le taux de réhospitalisation, on se trompe profondément.

 

 

La prise en compte plus fine de la valeur créée est nécessaire. Mais ça ne doit pas se faire en rémunérant à la qualité. Dans le cadre d’un rapport pour le compte de la Société française de chirurgie orthopédique et traumatologique (Sofcot) et le syndicat Le Bloc, j’ai analysé toute la littérature et j’ai réalisé une évaluation médico-économique de la rémunération à l’épisode de soin pour la prothèse totale de hanche. Il n’y aucune étude qui démontre que tout ce qui a été mis en place en matière de rémunération sur des critères de performance a permis d’améliorer l’efficience des systèmes, c’est-à-dire plus de performance à coût équivalent ou inférieur. Aucune. Et cela fait 30 ans qu’il y a des expérimentations, voire des généralisations comme aux Etats-Unis, le laboratoire du P4P.

Par ailleurs, la justification de cette évolution par l’administration est absurde. A croire que jusqu’à maintenant, on n’a jamais pris en compte la qualité, qu’on ne sait pas ce que l’on paie. La France a, encore aujourd’hui, l’une des meilleures qualités de soin au monde. Ce qui est sûr en revanche, c’est que l’on n’a pas passé l’étape des soins aigus, pour aller vers une prise en charge au parcours. Mais prétendre qu’il suffit d’aller vers le paiement à l’épisode de soins pour croire que les gens vont davantage collaborer, c’est juste une ineptie.

 

Le rapport plaide pour une extension de la Rosp…

Les Capi en 2009 et la Rosp depuis 2011 font partie du paiement à la performance. Si on regarde toutes les études, il n’y a pas de preuve scientifique que cette évolution ait créé de la valeur pour le système de santé français. On a créé un effet d’aubaine pour les médecins, mais c’est un trompe l’œil. A la fin de l’année, les médecins généralistes se retrouvent avec une prime d’à peu près 5000 euros. Mais 8 médecins sur 10 se déclarent mécontents du montant d’après le récent observatoire de la CSMF. Ils ont bien compris que la contrepartie, c’est une valeur de l’acte beaucoup trop basse. Si le système était efficient, s’il permettait vraiment de faire des économies (sur les dépenses de maladies chroniques par exemple), on serait capable de rémunérer cette performance, tout en ayant une valeur de l’acte qui soit juste.

 

 

L’argument avancé par le rapport Aubert et par la ministre est que le “paiement à la qualité et à la pertinence” -ils ne disent pas “performance”- est le “contrepoint indispensable” au paiement à l’acte, qui favorise le productivisme. Est-ce juste ?

Il faut appeler les choses par leur nom, paiement à la qualité, c’est paiement à la performance. Comment évaluer la qualité d’un acte ? Prenons un épisode de soins de pose d’une prothèse totale de hanche. Vous allez évaluer un forfait pour l’ensemble de la prise en charge – pré, per et post opératoire à 90 jours. Vous allez évaluer un taux de complication moyen. L’année d’après, vous allez le réévaluer en considérant qu’il doit être plus bas puisque vous allez inciter à la performance : ceux qui ne seront pas performants seront perdants, ceux qui seront très performants, qui auront moins de complications, seront gagnants. Que faites-vous pour être gagnant, que vous soyez dans le public ou dans le privé ? Ou vous sélectionnez les patients, ou vous différez la réhospitalisation au-delà du délai prévu.

C’est ce qui s’est passé aux Etats-Unis. En janvier 2018, la commission de Medicare (une soixantaine de millions de patients) a supplié le Congrès d’arrêter le P4P, qui était hors de contrôle. On s’est aperçu qu’il y avait une adaptation des professionnels de santé pour essayer d’avoir le meilleur score possible. Les patients fragiles, âgés ne sont plus pris en charge dans le cadre de ce système.

Le prix Nobel Robert Lucas a démontré le danger de faire des indicateurs d’évaluation de la qualité (dont par ailleurs on a besoin pour progresser) des objectifs de performance. Les professionnels de santé sont des acteurs économiques, qui adaptent leur comportement. Le taux de réhospitalisation est un bon indicateur de qualité, mais ce n’est pas le seul. Mais si vous en faites un objectif de performance, forcément les professionnels vont adapter leurs pratiques pour maximiser ce score, en sélectionnant les patients.

 

 

En ce qui concerne les généralistes de ville, Jean-Marc Aubert comme Agnès Buzyn prennent pour exemple le taux d’amputation des patients diabétiques. La France serait une mauvaise élève en la matière, avec 9000 amputations, dont 60 à 70% seraient évitables. L’indicateur pourrait être de vérifier qu’un examen du pied est bien réalisé chaque année* ou que l’hémoglobine glyquée ne se dégrade pas. Qu’en pensez-vous ?

Cet exemple nous montre pourquoi la Rosp devient une aberration… On prétend payer à la performance les médecins généralistes en évaluant le nombre de fois où ils mesurent l’hémoglobine glyquée d’un patient diabétique, ou le nombre de fois où ils prennent la tension d’un patient hypertendu… Les payer pour faire de purs fondamentaux, c’est considérer que la médecine n’a aucune éthique, que les médecins n’ont pas la formation suffisante ! C’est déresponsabiliser les médecins, et les infantiliser quelque part. Ce n’est pas que la Rosp est mal conçue, c’est que quand vous vous engagez dans le paiement à la performance, forcément vous faites de ces indicateurs de qualité des objectifs de performance. Je suis surpris que le Cnom ne s’interroge pas sur l’éthique des médecins qui ne mesurent pas l’hémoglobine glyquée de leurs patients. Ils ont une obligation de moyens. Mais ce n’est pas en payant sur ces critères qu’on fait progresser la médecine française. S’il y a un taux d’amputations trop important des diabétiques, ce n’est pas en changeant le mode de financement qu’on va régler le problème. C’est une absurdité.

On sortirait du système français, une médecine pour tous, la même qualité pour tous. On tue la médecine française avec le paiement à la performance. Même les Américains, qui se contrefichent de l’égalité, disent stop ! Un collègue américain me faisait d’ailleurs la remarque : “vous êtes drôles les Français, vous prenez tout ce qui n’a pas marché chez nous”.

 

 

Comment améliorer la qualité des soins selon vous ?

Il faut d’abord mettre en place une gouvernance de la qualité, à l’Hôpital comme en Ville, par les pairs. Il est clair qu’aujourd’hui, il y a un manque d’évaluation de la qualité des soins. Il y a une étape qui est franchie : la recertification. C’est un progrès sur le principe, même si je ne suis pas sûr que la mise en place sera à la hauteur… Il faut une association entre les CNP et le Cnom : des sachants et une instance qui a l’autorité sur les médecins, un pouvoir de sanction si besoin.

Il y a une brèche en France et le Gouvernement s’y engouffre. Les associations de patients se plaignent du manque de capacité d’évaluer la qualité des soins. Il ne s’agit pas seulement de les impliquer au travers des questionnaires patients. C’est d’ailleurs une bêtise de lier la satisfaction du patient à la rémunération. La médecine, ce n’est pas du clientélisme…

 

Qu’en est-il des résultats rapportés au patient, les prem’s (Patient-reported experience measures) et prom’s (Patient-reported outcomes measures) ?

C’est très intéressant pour participer à l’évaluation et l’amélioration de la qualité. Mais ça devient contreproductif quand vous commencez à intégrer ça dans la rémunération des professionnels. Qu’est-ce qui est le plus important pour un médecin ? Sa réputation. Il y a un manque, en effet, d’un processus reconnu, fiable, crédible de cette évaluation de la performance des médecins. La recertification va dans le bon sens, sous réserve que ça ne se limite pas à remplir un questionnaire en ligne tous les 5 ans… Il y a une recertification des chirurgiens, en échange d’une prise en charge partielle par l’Assurance maladie de leur assurance. C’est reconnu, accepté ces professionnels à risque. Il faut la généraliser : dans le public, mais aussi à l’ensemble des professions.

Après, il y a une réflexion sur la transparence de cette évaluation et des critères de performance. Encore une fois, ce qui influe le plus sur les professionnels de santé, c’est la réputation. Mais attention à ne pas le faire de façon démagogique, et dire “on va tout afficher”. Il faut être prudent dans ce que l’on rend accessible, car encore une fois on risque de dériver vers la sélection des patients pour maximiser les scores. L’excès de transparence conduirait à une discrimination des patients. La médecine a aussi un objectif social. Vous pouvez très bien être performants, mais avoir des résultats qui ne sont pas très bons car vous prenez en charge essentiellement des patients compliqués. Le rapport Aubert oublie tous ces fondamentaux.

Les pouvoirs publics brandissent la qualité comme totem du quinquennat. Ils ont ressorti ce qui était dans les tiroirs. Le bundled payment [paiement par épisode de soin], pourquoi l’administration ne l’a pas sorti avant ? Parce qu’on savait très bien que ça ne fonctionnait pas. C’est pour communiquer, montrer qu’on agit.

 

Quel serait le modèle de financement idéal ?

Il faut diversifier les modes de paiement. En plus du paiement à l’acte, il faut rémunérer le parcours de soin des malades chroniques : il faut une rémunération forfaitaire pour la coordination, qui doit être assurée par les médecins traitants. Plutôt que des assistants médicaux, ils doivent pouvoir rémunérer des paramédicaux, des data scientists pour analyser les données des 11 millions de Français qui ont une ou plusieurs ALD, qui génèrent 100 milliards d’euros de dépenses. L’objectif, c’est vraiment de créer de l’efficience. Quand vous améliorez d’1% l’efficience d’un parcours de soin des patients en ALD, vous économisez 1 milliard d’euros. C’est d’ailleurs ça qui va inciter les professionnels à se regrouper, à exercer en interprofessionnalité. Mais aujourd’hui, on propose un forfait pour les diabétiques et un pour les insuffisants rénaux. A qui le donne-t-on ? A l’Hôpital. D’abord, 8 diabétiques sur 10 ne vont pas à l’hôpital. Ensuite, dans le virage ambulatoire, confier à la coordination à l’hôpital, qui est le dernier recours, ça n’a aucun sens.

Il faut aussi un paiement à la capitation. Mais il ne faut pas le faire d’un coup. La capitation permet au médecin de rémunérer la gestion de la prévention de l’ensemble de sa patientèle. La HAS, avec les sociétés savantes, élaborera un cahier des charges à remplir.

Le paiement à l’acte est aujourd’hui totalement en bout de cycle. On a mis en place des tarifs de consultations complexes, mais c’est du bricolage. Ça n’a pas réglé le problème. Soit il faut aller vers un système à points, comme en Allemagne ou en Suisse : en fonction de certains critères, comme la durée de la consultation, sa complexité, le matériel nécessaire, vous avez un certain nombre de points qui correspondent à une certaine valeur de l’acte. Soit il faut sortir une CCAM clinique : comme on a (mal) fait en 2004 pour les actes techniques, on valorise en fonction de la complexité.

Dernier point : il faut passer d’un financement à deux étages -Assurance maladie et complémentaires- à un financement à payeur unique, qui nous sortira du secteur 1 / secteur 2. Il y aura un payeur unique. Les assureurs privés viendraient s’ajouter au lieu de compléter.

 

* Cet indicateur est actuellement déclaratif dans la Rosp du médecin traitant de l’adulte.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Aveline Marques

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