Le Dr Claire Bigorgne n’est pas près d’oublier ce 27 mars 2019. Ce mercredi-là, la généraliste, installée depuis 8 ans dans le village de Kermaria-Sulard (Côtes-d’Armor), est convoquée à la CPAM pour répondre de ses prescriptions “hors norme” d’indemnités journalières. Un entretien qui l’a complètement “détruite”, confie-t-elle. Depuis, son cabinet est fermé et seul le soutien actif de ses patients lui permet de tenir le coup. Témoignage.

 

“A l’automne 2018. Il y a eu toute une vague de médecins convoqués par la CPAM 22. Personnellement, j’avais reçu un papier : j’allais devoir échanger au sujet de mes prescriptions ‘atypiques’, sans plus de détails. Sur le coup, ça surprend… Mais après tout, je suis médecin conventionné, je dois des comptes à la CPAM. Je me suis renseignée auprès de l’Ordre, qui m’a rassurée en me disant que le premier entretien est cordial, confraternel, qu’il n’y avait pas de souci et que je pouvais y aller seule. Je ne me suis pas soustraite à mon obligation : j’ai répondu que je serais là. Entretemps, il y a eu une manifestations de médecins et toutes les convocations de médecins à la CPAM ont été suspendues, dont la mienne. Je n’ai pas cherché plus avant : on me dit de ne pas venir, je ne viens pas.

 

 

Le temps passe… Mi-mars, je reçois un mail qui me convie à des échanges avec la directrice de la CPAM et le médecin-conseil en chef au sujet de mes prescriptions d’indemnités journalières (IJ), jugées trop nombreuses. Je reçois la confirmation par recommandé avec accusé de réception quelques jours après. Pour moi, c’était la suite logique de la demande d’entretien du mois d’octobre, avec un motif un peu plus précis.

 

 

Je me présente, seule. Après coup, je me dis que j’ai fait une grossière erreur… On m’introduit dans l’antre des bureaux administratifs. Accueil glacial de la directrice, avec un simple “Madame” : ni bonjour, ni “Docteur”. Nous allons dans son bureau, où le médecin-conseil nous rejoint. Accueil tout aussi sympathique. Une fois que tout le monde a pris place autour de la table, la directrice me dit : “Madame, si vous êtes là, c’est parce que vous avez refusé de venir à l’entretien auquel vous avez été conviée.” Là, je me suis décomposée… J’évoque l’entretien d’octobre mais elle me dit qu’elle ne parle pas de ça. “Ne faites pas l’innocente… Vous avez été convoquée, et vous avez refusé de venir.” Je leur demande de me fournir la preuve… Je leur dis que si j’ai accepté de venir au premier et au prétendu troisième, pourquoi aurais-je refusé le deuxième ? Je ne voulais pas partir sur un malentendu. J’étais décomposée. Être quasiment traitée comme une menteuse…

 

“J’ai vite compris que je ne pourrais pas me défendre”

L’entretien se poursuit ensuite avec les statistiques. Je vois les courbes sur la table, mais on ne me laisse pas le temps de regarder. On voit qu’effectivement, elles sont en ma défaveur. Le médecin-conseil embraye sur l’étude de mes pratiques, sur la base de quatre dossiers. Je n’étais pas au courant des dossiers choisis, donc je suis arrivée sans aucun document.

Le premier, forcément, c’est LE dossier ultra-compliqué de ma patientèle, le seul et unique où je “patauge dans la semoule” du diagnostic et de la thérapeutique, associée à de nombreux confrères spécialistes. Le médecin-conseil fait un résumé succinct du dossier, certes anonymisé, devant la directrice. Il me dit : “De toute façon Madame, cette dame on sait très bien ce qu’elle a : elle a une fibromyalgie, c’est évident, elle n’a rien à faire en arrêt maladie.” Je réponds que j’ai un courrier d’un spécialiste qui me dit que ce n’est pas le diagnostic. J’avais pris la précaution de venir avec mon ordinateur et mon logiciel, mais je n’ai même pas eu besoin de les ouvrir. J’ai vite compris que je ne pourrais pas me défendre. De toute façon, les informations qu’ils cherchaient n’étaient pas dans mon logiciel.

Second dossier, celui d’un patient au sujet duquel j’avais eu contact avec un médecin-conseil – pas de pot. Ce médecin-conseil avait exigé de ma part que je montre mon patient à un spécialiste. Comme je n’étais que généraliste, je n’étais pas habilitée à faire un diagnostic d’atteinte neurologique, il fallait que je le montre à un neurologue. Il faut 3 mois en Bretagne pour avoir un rendez-vous… Je préviens : le patient restera en accident du travail tant qu’il n’aura pas vu le neurologue. Il me répond : “aucun problème, à tel endroit, sous 15 jours c’est réglé, vous aurez votre courrier, vous me le ferez parvenir et le dossier sera clôturé”. Au bout de 3 mois, le médecin-conseil a vu le neurologue qui, malheureusement pour le médecin-conseil, a confirmé le diagnostic.

Un autre. Une jeune femme de 30 ans qui a eu un accident de voiture, un accident de travail, et qui avait une lésion du poignet. Le médecin-conseil en chef m’a dit : “On ne peut pas prendre ça en accident du travail, c’est dégénératif”.

 

“Arrivée chez moi, je me suis effondrée en larmes”

Pendant 1h30, ça n’a été que ça. J’ai arrêté de me défendre. J’ai bien vu que ça ne donnait rien. J’ai fini par faire des grimaces, apparemment. C’est ce que m’a dit la directrice de la CPAM. Je n’ai plus rien dit. A la fin, on m’a réexpliqué ce qu’on me reprochait et on m’a dit que j’allais être mise sous “MSO” [mise sous objectif, ndlr]. Moi, je ne sais pas c’est. Je suis arrivée là pour discuter, pour échanger, pas pour me faire sanctionner. Je pose et re-pose la question. Au bout de la troisième fois, ils m’expliquent. “Mais si je n’atteins pas l’objectif ?” “Là Madame, vous passerez à l’échelon de la caisse nationale.”

Je suis sortie complètement détruite, anéantie psychologiquement, en colère, épuisée physiquement après 1h30 d’entretien à sens unique… Odieux, inadmissible, irrespectueux, je n’arrive pas à qualifier cet entretien. Mais je me dis qu’en tant que médecin, je n’ai pas à être traitée comme ça. Jusqu’à preuve du contraire, je n’ai pas commis de faute. Dans les dossiers qu’ils m’ont sortis, je n’ai pas vu où était la faute. Les chiffres, je les ai entendus, mais je ne les ai pas retenus. Je n’étais plus là. Mais c’était un gros écart, de l’ordre de 4 à 3. De toute façon, on m’a dit que j’allais recevoir un courrier.

Je n’étais pas en état de conduire, mais on m’a laissée repartir chez moi. Une heure de route. Dès que je suis arrivée chez moi, je me suis effondrée en larmes. J’ai repassé l’entretien dans ma tête, remis en cause mon avenir : est-ce que j’arrête ? est-ce que je continue ? Je n’ai pas compris ce qui m’est arrivé. Je ne souhaite à personne de le vivre. Mais il fallait que j’en parle : traiter n’importe qui comme ça, c’est inadmissible. Traiter un médecin comme ça au sein de la CPAM, c’est encore plus inadmissible.

Ça m’a obnubilée toute la nuit. J’étais incapable de manger, de dormir, de travailler le lendemain. J’ai collé une affiche sur mon cabinet pour dire que j’étais psychologiquement déstabilisée après cet entretien à la CPAM et pour annoncer que j’avais décidé de fermer temporairement mon cabinet. Mes patients se sont mobilisés dès le dimanche qui a suivi ; plus d’une centaine d’entre eux se sont rassemblés devant mon cabinet. Ça, ça booste. J’aime mon métier, j’aime mes patients et pour le coup, ils me rendent bien.

Dès le lendemain, j’ai contacté l’Ordre. Le conseillé m’a dit de me faire accompagner par un syndicat, de ne pas aller seule aux prochains entretiens. Il m’a dit qu’il était désolé pour moi, qu’il fallait que je prenne le temps de me remettre. Et c’est tout.

La chronique sur France Inter m’a permis d’entrer en contact avec le Dr Le Flohic [voir encadré]. Mes confrères me soutiennent, m’aiguillent au niveau juridique. Moi j’ai fait médecine, je n’ai pas fait droit médical. On m’a dit de me couvrir, ce que je n’aurais jamais fait. Ils sont là et je les en remercie.

Je ne sais pas ce qui va passer, je suis dans le flou le plus total, on me laisse mariner dans mon jus. On m’a signifié oralement que j’étais mise sous MSO. Je n’ai rien signé. J’attends le papier. C’est compliqué de se battre sans éléments écrits. Je fais du bruit, ça me fait du bien. Je veux que les médecins et les assurés sachent. Je ne voudrais pas qu’un de mes patients soit traité comme ça…

J’ai envisagé de fermer définitivement le cabinet. Pour faire quoi ? Je ne sais pas. Mais arrêter le libéral. J’ai fait 10 ans d’études pour faire de la médecine et en 1h30, ils ont balayé toutes mes convictions. J’ai toujours voulu exercer en libéral et en milieu rural. Malgré toutes les contraintes qu’on peut avoir dans notre métier, j’aime la relation qu’on peut avoir avec nos patients. Ce qu’on fait pour eux, ils nous le rendent bien. Ça fait 15 ans que je suis installée en libéral, 8 ans à Kermaria-Sulard et c’est une première pour moi.

Aujourd’hui je passe beaucoup de temps à faire des courriers, des mails, pour alerter les médias, discuter avec mes confrères. J’ai écrit à Agnès Buzyn. J’ai rencontré le député de ma circonscription, Eric Bothorel [LREM, ndlr], qui m’a dit qu’il demanderait à être entendu par la ministre sur cette question.

 

“J’ai le sentiment d’avoir été remise en cause en tant que médecin”

Mes patients me manquent. A chaque fois que je vais chercher mon courrier, ça me crève le cœur… J’aurais beau prendre tous les antidépresseurs de la terre, ça n’enlèvera pas ce que j’ai vécu. Il faut que je digère. C’est une épreuve. Je ne sais pas quand je rouvrirai le cabinet… J’ai envie de retourner bosser mais est-ce que j’en suis capable ?  Si la CPAM m’appelle, est-ce que je ne vais pas repartir chez moi ?

Ça va me mettre une pression supplémentaire mais ça ne changera rien dans ma pratique. Je n’ai rien fait de mal. J’ai arrêté les patients qui avaient besoin d’être arrêtés. Pour les arrêts dits “longs”, les médecins-conseils sont censés passer derrière nous, on ne peut pas nous le reprocher à nous. S’ils les convoquent et qu’ils maintiennent les IJ, c’est qu’ils les estiment justifiées. Pourquoi ne pas convoquer les patients plus tôt, plus régulièrement en cas de doutes ? Et c’est quand même la CPAM qui reconnaît les accidents du travail… Je dois rendre des comptes à la Sécu mais je ne travaille pas pour elle, après tout. J’estime que j’en fais déjà assez avec la télétransmission, etc.

J’ai le sentiment d’avoir été remise en cause en tant que médecin. A aucun moment, on m’a appelée “Docteur”. Je n’ai pas été considérée comme un médecin. Je pense même qu’un criminel est mieux considéré quand il arrive au tribunal. Ils ont été odieux.”

 

Mise en cause, la directrice de la CPAM répond
Propos recueillis par Aveline Marques

Le Dr Bigorgne n’est pas la première généraliste des Côtes-d’Armor à avoir été convoquée par la CPAM. En octobre déjà, une intersyndicale soutenue par l’URPS-médecins avait organisé un rassemblement devant ses locaux pour dénoncer la chasse au “délit statistique”. Le Collectif médical 22, conduit par le Dr Yvon Le Flohic, avait dénoncé l’impact psychosocial de ces entretiens. “Certaines convocations et entretiens ont déstabilisé des collègues qui, déjà en souffrance, ont fermé leur cabinet”, alertait-il en novembre.
“Mise en cause” une nouvelle fois, la CPAM a tenté de justifier sa démarche, qu’elle qualifie de “normale” et qui vise à garantir “la juste utilisation de ses ressources”. Contactée par Egora, sa directrice, Elodie Poullin, “conteste formellement” le récit de l’entretien. “C’est jamais agréable de questionner la pratique, mais on l’a fait dans le respect de cette personne”, assure-t-elle. Dans les cas de “forte atypie” comme celui de Claire Bigorgne (“2, 3, voire 4 fois plus d’arrêts que les prescripteurs identiques”), la CPAM propose un entretien avec le médecin chef, afin de “comprendre” (il peut y avoir des cas particuliers) et le cas échéant, d’infléchir la pratique du médecin dans une démarche “individualisée”. “On a insisté sur le fait qu’on était là pour l’accompagner, assure Elodie Poullin. C’est une généraliste isolée, on lui a proposé de rejoindre un groupe de pairs, pour ne plus être seule face à la pression de certains patients : elle a refusé.” La directrice dément le fait que la généraliste ait été mise sous objectif. “C’est effectivement quelque chose qu’on a évoqué, si la situation n’évoluait pas dans quelques mois, reconnaît-elle. On lui a demandé d’être vigilante”, indique Elodie Poullin. “On sait que l’exercice des médecins est difficile et on n’a pas intérêt à ce que ça se passe mal”, insiste-t-elle. “C’est dommage d’en arriver-là.”

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Fanny Napolier

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