Déjà contraints dans leur liberté d’installation, voici que la loi 20, imaginée par Gaétan Barrette, le ministre de la Santé à la poigne de fer, après les avoir jetés dans la rue, menace les médecins de sanctions financières s’ils ne sont pas suffisamment productifs. La Belle Province passe au remède de cheval pour lutter contre l’inégalité d’accès aux soins, le manque de praticiens et l’engorgement des urgences.
Le problème est clair et partagé par le ministère de la Santé du Québec comme par les médecins de famille – l’équivalent des médecins traitants français : l’accessibilité aux praticiens fait défaut, entraînant un engorgement des urgences. Selon une étude, “dans l’ensemble du Québec, le séjour moyen à l’urgence est de 4,5 heures pour les visites ambulatoires, 12,5 heures pour les visites sur civière sans hospitalisation et 23,9 heures pour les visites sur civière avec hospitalisation” (1). Le constat ne date pas d’hier. En 2005, le ministère de la Santé a réagi par le biais de mesures d’orientation à l’installation en mettant en place une réglementation établissant des Plans régionaux d’effectifs médicaux (Prem) et des Plans d’effectifs médicaux en établissement (PEM).
Depuis leur création, lorsqu’un jeune médecin est diplômé, il se voit proposer -pour ne pas dire imposer- une liste de territoires où s’établir. Elle est élaborée à partir de l’évaluation du degré de pénurie des effectifs médicaux. “Les Prem ont été acceptés par les médecins, même s’il y a toujours une ambivalence car il s’agit de contraintes sur notre mode d’exercice, souligne Jean-Pierre Dion, chargé de la communication à la Fédération des médecins omnipraticiens du Québec (Fmoq). Mais nous avons convenu qu’il s’agissait d’une mesure nécessaire dans un contexte problématique. Elle est acceptable uniquement si les médecins participent à la définition des territoires d’implantation des futurs praticiens.”
171 800 euros par an pour un généraliste
Malgré ces mesures, l’accessibilité aux soins fait toujours défaut. Gaétan Barrette, ministre de la Santé et des Services sociaux québécois, a donc décidé de s’y atteler via la loi 20 sur l’accès aux médecins de famille et aux médecins spécialistes, adoptée en novembre 2015, qui vise à réduire l’engorgement des urgences par la disponibilité induite des médecins en ville. “Notre problématique tient au fait que, collectivement, les praticiens n’offrent pas suffisamment de services à la population, en heure de disponibilité et en nombre de patients inscrits”, regrette le ministre.
Au Québec, les médecins ne sont ni libéraux, ni salariés. Au sein de ce système hybride, ils sont payés à l’acte ou de manière mixte, par un payeur unique, le Régime d’assurance maladie du Québec (Ramq) en fonction d’une cotation négociée. Il n’y a aucun dépassement d’honoraires, et les médecins ne perçoivent donc aucune somme d’argent directement des patients. Ces cinq dernières années, les omnipraticiens ont bénéficié d’une hausse de leur revenu brut moyen de 23 %. Pour les spécialistes, elle a été de 33 %. Les salaires moyens sont donc d’environ 240 000 dollars annuels (171 800 euros) pour un médecin de famille et d’environ 393 000 dollars annuels (281 350 euros) pour un spécialiste (2).
Des augmentations qui ne sont pas très bien perçues par la population, d’autant plus que le Gouvernement actuel a imposé des réductions de dépenses ces dernières années pour assainir les finances publiques – les autres professionnels, dont les pharmaciens, en ont subi les effets, mais pas les médecins. “Les médecins sont très bien payés car la société prend en compte le type de travail qu’ils effectuent ainsi que la lourdeur de leur activité, explique le ministre à Egora. En contrepartie, il est justifié d’exiger un minimum, une organisation du travail médical qui soit adaptée à la demande du public.”
À l’origine, la loi 20 prévoyait d’imposer un quota de patients aux médecins de famille. Mais entre-temps, en mai 2015, une entente a été signée entre la Fmoq et le ministère, modifiant certaines dispositions du texte. Les quotas ont été remplacés par une série de mesures visant à améliorer l’accès aux soins de première ligne, comme l’établissement de groupes de médecine de famille-Réseau (GMF-R) et essayer de faire en sorte que les patients puissent consulter leur médecin dans un délai de trois jours. Des objectifs chiffrés ont également été définis : augmenter la proportion de Québécois ayant un médecin de famille de 70 à 85 % d’ici 2018.
Des sanctions menacent les praticiens
Le système est donc en phase de transition : la loi est adoptée mais pas encore appliquée. Comme une épée de Damoclès, des sanctions menacent les praticiens. Car si les objectifs ne sont pas atteints au 1er janvier 2018, la loi prévoit des coupes dans les revenus pouvant aller jusqu’à 30 %. Le déclenchement de la sanction sera collectif, mais l’application, individuelle. Le médecin se verra analyser sa pratique, via son système informatique.
“Depuis la loi, 450 000 Québécois supplémentaires sont inscrits chez un médecin de famille”, annonce Gaétan Barrette. Selon lui, sans ce projet de loi, les médecins n’auraient pas commencé à adapter leurs pratiques aux besoins de la population. Le résultat à mi-parcours est-il satisfaisant ? “Pas tout à fait, car il reste aux médecins dix-huit mois pour dépasser le million de Québécois nouvellement inscrits, indique-t-il. Mais nous sommes sur la bonne voie.” Et de reconnaître : “C’est un énorme changement qui est exigé de la part des médecins, un changement dans leur façon de pratiquer la médecine.” Comment cette loi est-elle perçue par les praticiens ? “Très négativement”, admet-il, avant d’ajouter ironiquement : “Je suis le ministre le plus populaire du Québec auprès des médecins.” Que lui reprochent ses détracteurs ? Non pas le fond du problème, mais la manière de procéder et l’atteinte à l’autonomie professionnelle.
“Le ministre s’est évertué à dénigrer les praticiens”
“Cela fait longtemps que l’on cherche des mesures pour une meilleure accessibilité et que l’on échoue, signale Yanick Labrie, économiste de la santé, chercheur associé au Canadian Health Policy Institute. Les objectifs de la loi 20 paraissent louables, car ce n’est pas normal qu’avec les hausses de rémunération des praticiens il n’y ait pas eu de hausse de l’accessibilité. Mais ce n’est pas pour autant que les dispositions doivent être prises de manière à ce que les médecins se braquent. Peut-être aurait-il mieux fallu prévoir des mesures incitatives afin d’atteindre des objectifs plutôt que des sanctions s’ils ne sont pas atteints.”
D’autres solutions ? La Fmoq regrette en effet l’absence de concertation avec les médecins pour l’élaboration de la loi. Et selon Jean-Pierre Dion, “le ministre s’est évertué à dénigrer les praticiens sans essayer d’autres mesures alors que cela fait des années que nous soutenons qu’il faut améliorer l’accès des patients aux médecins de famille”. Parmi les propositions de la Fmoq : supprimer l’obligation pour les médecins de famille de pratiquer les Activités médicales particulières (AMP) à l’hôpital (urgence, obstétrique, etc.). Les AMP les “bloquent entre six et douze heures à l’hôpital au lieu de les laisser se concentrer sur la médecine familiale”, pointe du doigt Jean-Pierre Dion. Et à défaut de les effectuer, les médecins voient leur rémunération réduite pour toutes les activités effectuées en cabinet privé. “Les médecins de famille consacrent 40 % de leur charge de travail à l’hôpital alors que dans le reste du Canada c’est entre 15 et 20 %”, poursuit-il.
La proposition de la Fmoq est d’amener ce chiffre à 30 % par une réorganisation sur trois ans avec un transfert progressif de ces activités aux spécialistes, plus nombreux –11 38 spécialistes et 10 081 médecins omnipraticiens en 2014 (3). Cette évolution pourrait, selon la Fmoq, être efficace au moment où la pénurie de médecins de famille se résorbe progressivement, puisque de 400 admissions en médecine générale en 1998 les chiffres sont montés à 860 en 2016. De plus, “la tendance à l’inscription de patients est là depuis un certain temps puisqu’un million de Québécois ont été pris en charge par un médecin de famille au cours des cinq dernières années. Gaétan Barrette, avec sa loi 20 et ses menaces, n’a donc rien créé à cet égard, quoi qu’il en dise”, dénonce la Fmoq.
Atteinte à l’autonomie
Mais pour Yanick Labrie, “la pénurie a toujours été une excuse pour expliquer les difficultés d’accès aux médecins de famille. Pourtant, il y a plus de médecins de famille en pourcentage de la population au Québec que dans la moyenne des provinces canadiennes, où un plus grand pourcentage de personnes a accès à un médecin de famille et plus rapidement”. Le syndicat plaide aussi pour davantage de postes infirmiers car les infirmières peuvent très bien suivre des patients chroniques. “Mais le gouvernement souhaite qu’elles exercent pratiquement exclusivement à l’hôpital”, regrette Jean-Pierre Dion, avant d’ajouter : “Nous avons suggéré l’ensemble de ces mesures. Le ministre n’a jamais donné son accord. Nous voulons atteindre les objectifs dans l’intérêt de tous. Mais si Gaétan Barrette va de l’avant avec des sanctions qui ne tiennent pas la route sur le plan juridique, nous pourrons très bien les contester devant les tribunaux.”
La lutte syndicale ne s’arrête pas là : un nouveau projet de loi a été déposé en décembre 2016 par le ministre de la Santé dans le but d’assurer “l’efficience du réseau hospitalier avec ce texte qui révise les rapports entre les médecins et les directions d’établissement”. Les médecins hospitaliers pourraient s’exposer à des mesures disciplinaires, voire à perdre le privilège de pratiquer dans un hôpital, s’ils refusent de se conformer aux exigences exprimées par la direction en termes de services requis. Les médecins québécois étant des travailleurs autonomes, ils n’ont jusqu’à présent pas de comptes à rendre aux directions des établissements. Pour les médecins, cette mesure est une atteinte à leur autonomie.
Source :
www.egora.fr
Auteur : Laure Martin
1. Commissaire à la Santé et au Bien-Être. Apprendre des meilleurs : étude comparative des urgences du Québec, 2016, p. 29.
2. Ramq – article du Journal de Montréal du 27 avril 2016
3. Rapport annuel de gestion 2015-2016 – Régie de l’assurance maladie du Québec.
Certaines dispositions de la loi 20 concernent également les médecins spécialistes, avec le même objectif : l’accessibilité. Une entente conclue en novembre 2015 entre la Fédération des médecins spécialistes du Québec (Fmsq) et le ministère de la Santé reporte, comme pour les omnipraticiens, les sanctions à janvier 2018 si les objectifs ne sont pas atteints. Parmi les principales mesures : l’amélioration de l’accès aux consultations spécialisées selon des délais associés à la priorité clinique d’un patient, la diminution des délais associés aux consultations spécialisées demandées aux services d’urgence d’un établissement, l’augmentation du taux de prise en charge de patients hospitalisés par les médecins spécialistes en tant que médecins traitants et la priorisation des interventions chirurgicales de patients en attente depuis plus d’un an. À l’époque, le ministre s’est montré très satisfait de l’entente avec la Fmsq. Elle garantira selon lui aux patients “un meilleur accès, dans de meilleurs délais, aux spécialistes”. La présidente de la Fmsq, le Dr Diane Francoeur, avait, quant à elle, exprimé ses réserves et réaffirmé “que la loi 20 ne garantissait en rien un meilleur accès aux soins”, dénonçant une fois de plus l’approche jugée coercitive du ministre Barrette.
Le système de santé québécois est quasi exclusivement public, et la majorité des soins sont pris en charge. “Mais on ne connaît rien des coûts ni de la qualité des services que l’on reçoit, souligne Yanick Labrie. Je déplore l’absence de comptes rendus, tant sur le plan clinique que financier, de la part des établissements de soins.” De plus, dans le public, les temps d’attente sont longs. Pour les services qui ne sont pas jugés médicalement requis par l’État (dentisterie, psychologie, physiothérapie, massothérapie, chiropractie, etc.), une couverture complémentaire est nécessaire, mais elle est généralement offerte par l’employeur. Le peu de médecins qui ont fait le choix d’exercer dans le petit nombre de cliniques privées (2 % des médecins de famille et 1 % des spécialistes) ne peuvent plus exercer dans le public. Ils ne gagnent pas forcément mieux leur vie, mais ils ont le libre choix du tarif des actes et peuvent s’installer où ils le souhaitent. L’accès aux soins est alors plus rapide pour le patient.