Si la santé des médecins apparait globalement meilleure sur le plan somatique que celui de la population générale, les addictions, les facteurs de risque psychiques et professionnels, ainsi que certaines morbidités spécifiques, ont tendance à dégrader cet état de fait. Face à la tentation de se soigner soi-même, il apparaît nécessaire d’améliorer la préparation des médecins à devenir patients.

 

Alors que le stress, la souffrance au travail, le burn out voire le suicide des médecins font régulièrement la Une de l’actualité, qu’en est-il de leur santé globale ? Peu d’études se sont penchées sur ce sujet. L’Académie nationale de médecine a donc réuni des experts dans ce domaine lors d’une séance ayant eu lieu le mois dernier permettant de faire le point.

En effet les médecins, de par leur connaissance des maladies, et leur possibilité d’avoir un accès facile aux thérapeutiques, sont-ils moins souvent malades que le reste de la population ? Ou, au contraire, l’adage disant que “les cordonniers sont les plus mal chaussés” est-il valable aussi pour le corps médical ?

 

Facteurs de protections et des facteurs de risque

Comme l’explique le Pr Bruno Falissard (Centre de recherche en épidémiologie et santé des populations, Université Paris-Saclay, Univ. Paris-Sud, Inserm U1178, Maison de Solenn, Paris), le médecin présente à la fois des facteurs de protections et des facteurs de risque. Les premiers sont constitués par une connaissance approfondie des symptômes des maladies qui lui permet de dépister précocement la pathologie et de pouvoir bénéficier ainsi d’une prise en charge la plus optimale possible. Il maitrise aussi l’importance des facteurs de risque et devrait donc pouvoir s’en préserver au maximum.

Mais le médecin est également un sujet à risque sur le plan somatique. Il est actuellement bien acquis que la charge de travail importante, les prises de décisions répétées, mettant en jeu la vie de personnes sont source source de stress chronique, facteur de risque bien connu d’un grand nombre de pathologies.

 

Une mortalité inférieure au reste de la population

Cette dichotomie est retrouvée dans une étude présentée par le Pr Falissard, qui a passé en revue 125 articles traitant de la santé des médecins, avec une méthodologie originale basé sur une analyse qualitative des résumés. Il en ressort que les médecins apparaissent globalement en bonne santé, peut-être même en meilleure santé que la population générale. Cette tendance est confirmée par les rares études de mortalité réalisées dans une population de médecins. La majorité d’entre elles montrent que leur espérance de vie était supérieure à celle de la population générale. Mais ces études, pour la plupart américaines, sont généralement très anciennes et peuvent être limitées par un biais de sélection. En comparant avec des classes professionnelles similaires, on obtient des résultats plus contrastés, indique le Pr Jean-François Gehanno (CHU de Rouen). Ainsi, si une étude publiée en 2000 montrait que les médecins américains avaient une espérance de vie supérieure aux avocats, une autre, finlandaise de 1987 a rapporté un excès de mortalité par rapport aux architectes ou aux ingénieurs.

La consommation de tabac, historiquement élevée dans la population de médecin a été rendue responsable d’un excès de maladies cardio-vasculaires ou respiratoires dans une étude anglaise de 1977. Cependant, des études finlandaises, américaines, irlandaises, suisses ou Françaises, ont montré que cette consommation était désormais moins importante chez les médecins que dans la population générale.“La mortalité par cancer chez les médecins est, dans la majorité des études publiées, inférieure à celle de la population générale, en raison d’une moindre incidence du cancer du poumon”, précise le Pr Gehanno. Une étude Taïwanaise récente sur une cohorte de 22 309 médecins confirme ces données en montrant une moindre incidence globale des cancers, par rapport à la population générale (HR = 0,73 ; IC95% 0,70-0,76).

 

Des différences inter-spécialités

La consommation d’alcool apparait, selon plusieurs études supérieures à celle de la population générale, et cette différence est retrouvée aussi chez les étudiants. Pour le Pr Géhanno, “cette addiction ne peut être considérée comme indépendante de la charge de travail et des contraintes psychiques qui pèsent sur les médecins”. Cependant, cette différence n’est pas retrouvées dans une étude de la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees), effectuée 2008 sur un panel de 1900 médecins généralistes en 2008. Les médecins sont aussi moins souvent en surcharge pondérale que le reste de la population : 34% des médecins généralistes en 2008 (7% obèses), dans l’étude de la Drees.

Des différences inter-spécialité ont aussi été évoquées, bien que les données soient parfois contradictoires. Ainsi, les médecins auraient une mortalité significativement supérieure aux chirurgiens, dans les 25 premières années d’exercice. Un excès de mortalité chez les anesthésistes a été retrouvé dans plusieurs études : + 46% dans une cohorte de 26 000 médecins suédois ; cette étude, mettant par ailleurs en évidence une sous-mortalité des pédiatres (de 24%). Les radiologues ont aussi fait l’objet d’un suivi plus attentif. Si un excès de mortalité a été retrouvé dans ce corps professionnel dans la première moitié du XXème siècle, ce n’est plus de cas aujourd’hui. Cependant, “si la radiologie conventionnelle ne génère désormais plus d’exposition significative, le développement de la radiologie et de la cardiologie interventionnelle, ainsi que l’utilisation de l’imagerie dans les blocs opératoires entraîne désormais des expositions des extrémités et des yeux qui peuvent avoir des effets délétères”, explique le Pr Géhanno. Le risque de cataracte fait ainsi l’objet d’une attention soutenue. Et d’autres pathologies sont fréquemment rencontrées comme les troubles musculo-squelettiques, dans les spécialités entrainant des postures contraignantes (chirurgiens, dentistes), des gestes répétitifs (échographistes), une station assise, ou au contraire debout, prolongée.

 

Une population à risque de souffrance psychique

Toutes ces pathologies ne font pas oublier la morbidité psychiatrique qui touche les professionnels de santé, et en particulier les médecins. “Vraisemblablement du fait d’un investissement professionnel important associé à des prises de responsabilité répétées, ils sont à risque de problèmes psychiatriques et addictifs” affirme le Pr Falissard. “Les médecins aujourd’hui sont confrontés à des indices de pénibilité majeure dans leurs exercices. La souffrance au travail, qu’il soit en mode libéral, hospitalier, salarié, n’est plus à démontrer et cette souffrance est précoce puisqu’elle touche les étudiants, les internes, au même titre et avec des conséquences dramatiques”, ajoute le Dr Patrick Bouet président du Cnom, présent à la séance de l’Académie. Et le suicide du cardiologue Jean-Louis Mégnien, le 17 décembre 2015, à l’hôpital européen Georges-Pompidou (Hegp), le souligne dramatiquement.

Au final, en France en 2010, selon le rapport de la Drees, 80% des médecins généralistes s’estimaient en bonne ou très bonne santé, “mais cette proportion est plus réduite que celle des cadres et professions intellectuelles supérieures en activité”, souligne le Pr Géhanno. Et ce chiffre baisse à 75% chez les étudiants, si l’on en croit une étude du Conseil national de l’Ordre des médecins (Cnom). Il chute même à 69% pour les étudiants de deuxième cycle des études médicales.

 

Un patient compliqué

Intervient aussi la question paradoxale de l’accès aux soins. La tentation est grande de se soigner soi-même, “or fusionner en une seule et même personne le soignant et le soigné soulève de nombreuses difficultés parmi lesquelles le déni, l’impossibilité de prendre du recul et de se dégager d’interférences émotionnelles, sans compter les difficultés techniques inhérentes à la réalisation sur soi-même d’un examen clinique digne de ce nom”, détaille le Pr Falissard. Les dépistages réalisés pour les médecins pour eux-mêmes ne sont souvent pas conformes aux recommandations : par exemple, dans l’enquête de la Drees, seuls 36% des hommes et 34% des femmes de plus de 50 ans avaient réalisé une recherche de sang occulte dans les selles.Et 84% des participants étaient leur propre médecin traitant. L’autodiagnostic et l’auto-traitement sont ainsi souvent la règle.

La consultation chez un confrère n’est pas, non plus, évidente pour les 2 parties. Pourtant le médecin a une quasi-obligation de se soigner et d’être en bonne santé. Au-delà du fait qu’il est souvent un “exemple” pour ces patients, certaines pathologies telles qu’une tuberculose, une dépression, ou encore un alcoolisme sont susceptibles de nuire à la santé de ses patients.

 

Un engagement de l’Ordre

Alors quelles sont les solutions ? “Dans certains pays (Etats-Unis par exemple), il existe des injonctions de soins très strictes, qui soulèvent des questions déontologiques et éthiques”, rappelle le Pr Falissard.

Pour le Pr Géhanno, l’utilisation croissante des services de santé au travail par les médecins salariés témoigne d’une réelle prise de conscience des difficultés des praticiens. Mais la clé reste la prévention. Il apparait nécessaire d’améliorer la préparation des médecins à devenir patients. Cela passe par la formation initiale et continue des médecins qui “doit être renforcée pour mieux les préparer à affronter les difficultés, en termes de santé comme de conditions d’exercices, auxquelles ils seront confrontés”, soulgne le Pr Géhanno.

Le Pr Falissard soulève aussi la question de la formation du médecin par rapport à la mort observant le manque de littérature sur ce sujet. “On ne peut qu’être étonné d’un manque évident dans cette littérature. Aucun article sur la psychologie du médecin dans sa relation à la maladie et à la mort… Il y a là pourtant un véritable objet d’étude qui permettrait sûrement de mieux comprendre et prévenir les problèmes psychiatriques et addictifs des médecins”, affirme-t-il.

 

Etre mieux préparé aux difficultés de l’exercice de la médecine

Pour Patrick Bouet, “envisager aujourd’hui une prise en charge globale des problèmes de santé, sociaux et de prévention du corps médical est une priorité qui s’impose aux acteurs institutionnels et donc à l’Ordre”. De nouvelles données épidémiologiques semblent nécessaires. Il s’agit ensuite d’améliorer la formation initiale des étudiants afin qu’ils soient mieux préparés aux difficultés de l’exercice de la médecine : “une prise en charge de prévention, d’aptitude et d’accompagnement est indispensable pour ces générations. Une analyse des conditions de formation est nécessaire. Une relecture du rôle et du statut des étudiants, des internes et chefs de clinique s’impose à nous”.

Pour la suite, le Dr Bouet propose de mettre en place divers outils d’aide aux médecins pour améliorer leur prise en charge : des consultations de prévention tenant compte de leurs demandes spécifiques ; une plateforme social et professionnelle… Il souhaite enfin mettre l’accent sur la prévention de la marginalisation : “Les maladies, les addictions, les conduites à risque sont les portes d’entrée de la marginalisation des professionnels et de la rupture des carrières et c’est de la responsabilité de la profession, donc de l’Ordre, de conduire ces actions”.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Dr Marielle Ammouche