Être confronté à un cas de violences sexuelles à l’encontre de l’enfant est une éventualité redoutée par les médecins généralistes, pourtant souvent placés en première ligne. Les difficultés rencontrées tiennent bien sûr à la complexité des situations, surtout en cas d’inceste. Mais le cloisonnement entre le monde médical et le monde judiciaire est sans doute un autre obstacle majeur, sur lequel il devrait cependant être possible d’agir. Comment les médecins généralistes peuvent-ils s’appuyer sur la justice et qu’attendent d’eux les magistrats ? Quelques questions posées au procureur général honoraire Éric de Montgolfier tentent d’apporter un éclairage sur cette problématique.

 

Egora : Comment définiriez-vous la notion de suspicion, de soupçon ?

Éric de Montgolfier : Un préambule avant de répondre, il faut que les médecins comprennent bien qu’ils sont impliqués dans un système global de protection de l’enfant : s’ils ne voient rien, on ne peut pas le leur reprocher ; il ne faut pas « qu’ils se forcent à voir », mais quand ils voient, il est essentiel qu’ils le disent ! En quarante années d’exercice professionnel, j’ai souvent vécu des situations où l’on intervenait trop tard parce que quelqu’un avait vu mais ne l’avait pas dit… Je comprends que pour un médecin cela soit difficile, mais en toute conscience, il doit au moins se poser la question : « Que dois-je faire » ? Si ce sont les parents qui amènent l’enfant en consultation et qu’ils ne sont pas en cause, si le médecin ne fait rien, ils peuvent se sentir trahis, et ils le vivront comme cela. Mais j’ai souvent été placé dans la situation, la plus compliquée, où des parents, contraints de montrer l’enfant aux médecins alors qu’ils sont eux-mêmes à l’origine des troubles espèrent que le médecin ne remarquera rien… ou se taira. Or j’ai souvent constaté qu’il n’y a pas vraiment de problème dans les services de pédiatrie des hôpitaux publics, les médecins paraissant plus à l’aise pour signaler… il y a donc quelque part une contrainte, une hésitation des généralistes : « Ne pas compromettre faute d’être certain ? » Mais il ne s’agit certainement pas de demander à un médecin de faire une enquête, ce n’est pas son rôle ! Il doit s’en tenir à une analyse des éléments que sa compétence lui permet d’appréhender : ils le conduiront éventuellement à signaler une situation possible de maltraitance.

Pour en revenir au terme « soupçon », j’en donnerai la définition suivante : « Ce qui naît du constat d’un fait objectif que l’on ne peut pas expliquer par un mécanisme dépourvu d’ambiguïté ». En partant du principe que les violences sexuelles se traduisent rarement par des manifestations objectives décelées lors de l’examen corporel, il faut s’attacher au comportement de l’enfant : l’apparition d’un trouble comportemental relève en effet du constat objectif, et, faute d’explication satisfaisante sur son origine, peut justifier le soupçon (par exemple si un enfant qui était propre devient subitement énurétique et le reste).

Un médecin peut-il signaler même s’il n’a pas pu recueillir le dévoilement d’un enfant ?

Relevant de l’impalpable, le dévoilement n’est pas une condition pour le médecin de signaler. Le dévoilement va lui faciliter les choses car, dès lors qu’il y a dévoilement, il n’y a sans doute pas lieu pour lui de rechercher des éléments objectifs. Si aucun élément ne vient contredire le dévoilement de l’enfant, il faut le tenir pour un élément de suspicion. Je ne parlerai pas de « présomption » car ce terme juridique peut susciter le trouble, au point de dissuader le signalement. Il ne faut pas que le médecin s’encombre de notions qu’il ne maîtrise pas, même si elles lui paraissent familières : la présomption d’innocence, c’est ce que l’on connaît en droit français, « Vous êtes innocent tant qu’une juridiction, même si des éléments démontrent le contraire, ne vous a pas déclaré coupable ». Mais il n’y a pas de présomption de soupçon ! Il y a un soupçon ou il n’y en a pas. Dans le cas qui nous occupe, il y a des éléments permettant de soupçonner, pas plus, et cela suffit pour signaler.

À propos du dévoilement, une autre précision est importante : si l’enfant dévoile des violences sexuelles, on ne peut pas demander au médecin de s’assurer de sa crédibilité. Cette notion ne relève nullement d’un constat objectif, et nombre d’affaires de maltraitance sexuelle reposent sur la « crédibilité de la parole de l’enfant », avec d’importants risques d’erreur (souvenons-nous de l’affaire d’Outreau) ou de passer à côté de la réalité. En cas de dévoilement de violences sexuelles, le médecin n’a pas vraiment de question à se poser tant que rien ne lui indique que ce dévoilement n’a pas de sens. En l’absence de dévoilement mais si le médecin a des soupçons de violences sexuelles contre un enfant, rien ne l’empêche de prendre son téléphone et d’appeler le procureur (le parquet assure une permanence 24 h/24 et 7 j/7) pour lui faire part de ses doutes et le consulter sur le parti à prendre. Il n’y a aucune crainte à avoir, la réponse qui doit être donnée le sera ; cette démarche officieuse est distincte du signalement et propre à conforter le praticien dans son analyse de la situation. Il est fondamental que médecins et magistrats s’habituent à travailler ensemble, dans une concertation conçue comme la pierre angulaire sur laquelle un système efficace, sans insuffisances ni excès, peut être construit. À cet égard, les Conseils de l’Ordre ont un rôle important pour favoriser cette interface entre les médecins et le procureur, ne serait-ce qu’en rassemblant les numéros utiles (téléphone, fax ou adresse courriel) et en les portant à la connaissance de l’ensemble de leurs confrères.

Si le médecin soupçonne une situation de violences sexuelles à l’encontre d’un enfant, peut-il choisir de s’adresser à la cellule départementale de recueil des informations préoccupantes (CRIP) ou de signaler au procureur ?

Cette question relève d’une approche erronée : les situations préoccupantes (par exemple carence éducative, défaut de soins sans soupçon d’infraction…) ne concernent pas directement le procureur. En revanche, toute suspicion de violences sexuelles à l’encontre d’un enfant présente un caractère pénal et ressortit principalement à ce magistrat. La question ne se pose donc pas car l’infraction ne concerne pas le conseil départemental mais le parquet.

Est-il envisageable de déclencher en même temps les deux procédures (information préoccupante et signalement) ?

Si ce qui est dévoilé relève du pénal – ce qui est toujours le cas de la maltraitance sexuelle d’un mineur –, il faut obligatoirement passer par un signalement au procureur et, s’il y a matière, ce magistrat se rapprochera du conseil départemental pour gérer la situation dans sa globalité. Associer d’emblée les deux démarches n’a aucun sens et même est susceptible de retarder ou de compromettre la réponse attendue : or il ne faut surtout pas compliquer le système.

Le médecin est-il tenu d’informer les parents de son intention de signaler ?

Il n’y a aucune obligation légale d’informer les parents de la démarche de signalement. Qui plus est, prévenir l’un des parents s’il s’avère être l’agresseur est très risqué à plus d’un titre : le médecin peut se faire lui-même agresser physiquement ; le parent peut aussi faire pression sur la victime pour qu’elle ne dise plus rien ou même la faire disparaître (je l’ai vu aussi). Je pense donc qu’il ne faut pas prendre un tel risque, d’autant qu’il n’est pas rare que l’autre parent soit le complice passif de l’auteur des faits…

En cas d’absence de signalement alors que celui-ci s’imposait (a posteriori), le médecin encourt-il des poursuites pénales si les parents portent plainte ?

Il faut distinguer les situations passées et les situations en train de se dérouler.

Dans le premier cas, il s’agit du signalement d’une infraction déjà commise et plus de la protection de l’enfant. L’abstention du médecin ne l’expose pas à des poursuites puisqu’il n’est pas tenu, faute d’y être légalement obligé, de signaler les faits au parquet. En effet, le médecin « peut », selon son libre choix, se dispenser ou non de respecter le secret professionnel s’il constate une infraction, mais il « peut » seulement, sans obligation…

Dans le second cas, la situation est différente puisque le médecin pourrait empêcher, par son signalement, que la maltraitance ne se poursuive. Comment un médecin peut-il choisir de ne pas intervenir ? Il pourra éventuellement lui être reproché une non-assistance à une personne en danger. Encore que, lorsque l’on regarde les textes, on se demande si on peut vraiment le lui reprocher en raison précisément du secret médical. La réponse légale manque en effet de clarté, du moins quand il s’agit d’un crime sur un mineur ; la rédaction du texte répressif, qui évoque le secret professionnel, est ambiguë ; il paraît en effet pouvoir en être déduit, sans en être certain, que le médecin ne peut exciper du secret professionnel quand la victime est mineure.

En cas de signalement, si l’un des parents dépose une plainte contre le médecin notamment si l’enfant se rétracte, ce médecin risque-t-il des poursuites pénales ?

Le problème en droit français, c’est que l’on ne peut pas empêcher une personne de déposer une plainte, en général et en particulier contre un médecin. Le risque est donc celui d’un procès qui n’aboutira pas, sauf à rapporter la preuve d’une dénonciation calomnieuse à la charge du médecin, c’est-à-dire celle d’un signalement fait avec une intention maligne. Mais, même infondé, un procès est tout aussi dérangeant qu’un procès fondé… Selon mon expérience, beaucoup de médecins hésitent à cause de cela, on peut les comprendre !

Il n’en demeure pas moins que le procureur ne pourra pas remplacer le médecin : celui-ci doit prendre ses responsabilités… mais pas trop de responsabilités : on ne lui demande pas de qualifier juridiquement les faits, ni de rassembler des preuves. En outre, les médecins doivent être convaincus de ce que la justice ne cherche pas à les traquer (au moins dans la plupart des cas). Le système reconnaît aux médecins, notamment aux généralistes, par leur implication et leurs compétences, un savoir-faire particulier ; ils sont les mieux placés pour constater ce à côté de quoi d’autres passeraient. Partant de ce principe, on leur demande de faire au mieux, pas l’impossible. Il faudrait que les médecins commencent par ne pas avoir peur du procureur, et un rapprochement du corps médical et du corps judiciaire est, de ce point de vue, essentiel. Une peur irraisonnée du corps médical à l’égard du corps judiciaire est une réalité que je constate et comprends. Tous ceux qui ont une responsabilité envers le corps médical, le Conseil de l’Ordre notamment, devraient oeuvrer à ce rapprochement en commençant par expliciter la nature des fonctions de chacun.

Après le signalement, comment se déroule le relais de la prise en charge par le procureur ?

Dans notre système judiciaire, le procureur est l’organe de poursuite ; il reçoit une information mais il ne porte pas un jugement, seulement une appréciation. Il constitue un point de passage obligé entre les faits rapportés, les services d’enquête et les juges. Un signalement pour violences sexuelles ne doit jamais être banalisé, et je doute qu’il puisse l’être. Schématiquement, trois éventualités sont possibles :

– s’il faut conforter les éléments apportés par le signalement, le procureur ordonne une enquête généralement confiée à un service spécialement chargé des mineurs ;

– si les éléments fournis par le signalement sont suffisants pour caractériser un crime, le procureur saisit directement un juge d’instruction ; celui-ci va poursuivre l’enquête, réunir les preuves, vérifier tous les aspects du dossier, les faits eux-mêmes et les conditions dans lesquelles ils ont été commis, tant du côté de l’enfant que de ses parents… Parallèlement, en cas d’inceste notamment, il appartient à ce magistrat de prendre des mesures propres à assurer la sécurité de l’enfant, par exemple en provoquant son placement hors du foyer familial, voire en plaçant son agresseur sous mandat de dépôt. Lorsque la protection de la victime ou même son éducation paraissent compromises, c’est le juge des enfants qui intervient, en complément, pour gérer, hors du cadre pénal, l’ensemble des problèmes qui, même à long terme, paraissent compromettre l’avenir de l’enfant ;

– si le procureur n’est pas convaincu par les éléments du signalement, il peut décider, après ou même sans enquête, un classement sans suite ; c’est aussi pour cela que le rapprochement des médecins et des magistrats est hautement souhaitable : le médecin doit pouvoir comprendre les raisons de la décision du magistrat. Mais nous sommes dans le registre de ce qui se pratique plutôt mal en France : le modèle reste sinon à inventer, du moins à développer… Pourtant, les médecins sont en droit de connaître le sort réservé à leurs signalements, non pour étancher leur curiosité mais pour évaluer leur exercice professionnel et le cas échéant se corriger.

À ce propos, les médecins qui signalent rencontrent souvent des problèmes, notamment lorsqu’ils suivent une famille, car ils ne sont que très rarement informés des suites judiciaires données à leur décision de signaler. Le procureur a-t-il la possibilité d’écrire au médecin pour lui transmettre ces informations ?

Cette question reste délicate. Certes, la culture judiciaire n’est pas encore celle du retour d’information systématique ! Cela permettrait pourtant de progresser, outre qu’on ne saurait reprocher aux médecins de se refuser à signaler sans les assister dans une tâche qui s’écarte beaucoup de celle qu’ils ont initialement choisie. Souvent, la masse des dossiers est invoquée, et il est extrêmement difficile d’obtenir des services judiciaires un retour d’information, tout dépend de la taille des juridictions. S’il y a des poursuites, le médecin le saura, mais pas forcément du parquet. S’il veut connaître la suite donnée à son signalement, le mieux est là encore qu’il se rapproche du parquet. Il faut bien comprendre aussi qu’après un signalement, si le médecin est dans l’incertitude, les magistrats peuvent hésiter à lui annoncer que son signalement est resté sans suite, tout simplement par crainte qu’il ne se décourage et renonce à persévérer. D’autant qu’un signalement peut être judicieux, fondé, mais pour des raisons qui sont propres au système judiciaire, à ses règles, ne pas aboutir. Un non-lieu ne signifie pas que le médecin ait agi de mauvaise foi… le problème est compliqué parce qu’il s’agit de l’application de nos principes.

Par rapport à d’autres pays, comment situeriez-vous la France en termes de protection judiciaire des enfants victimes de violences sexuelles ?

On ne peut comparer que ce qui est comparable et pour répondre il faudrait que les systèmes soient très proches. Quoi qu’il en soit, intrinsèquement, on sait qu’il y a dans notre pays des enfants à protéger contre les violences sexuelles : c’est un problème pernicieux, sournois, qui laisse peu de traces physiques. Mais j’ai vu le devenir des enfants maltraités sexuellement 20-25 ans après les faits ; ces personnes étaient détruites, présentant un état de délabrement, notamment sexuel. Il faut les protéger, et on voit bien que nous les protégeons mal ; il suffit de regarder ce qui s’est passé du côté de Lyon et qui a été récemment mis en lumière. On ne peut pas ignorer de tels faits d’actualité. Nous disons tous, y compris les magistrats, qu’il faut améliorer le système de protection des enfants. Pour les solutions, la pire c’est « chacun dans son monde ». Par ailleurs, je ne manque jamais de rappeler aux médecins que le risque est plus grand pour moi, procureur, de passer entre leurs mains que pour eux de passer entre les miennes !

 

Interview initialement publiée dans Le Concours Médical d’octobre 2016.

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Source :
www.egora.fr
Auteur : Propos recueillis par Brigitte Némirovsky