Cinquante ans avant Alexander Flemming, un jeune médecin militaire français rédige une thèse remarquée suggérant les prémices de la pénicilline et de l’antibiothérapie. Seulement, Ernest Duchesne, 20 ans, tombe malade et meurt prématurément. Personne ne pensera reprendre ses travaux. Le Dr Jean-Noël Fabiani raconte cette histoire étonnante dans C’est l’hôpital qui se moque de la charité ! dont nous publions un extrait.

 

Qui connaît Ernest Duchesne, médecin militaire de la fin du XIXe siècle ? Bien peu de monde, même chez les médecins. Pourtant, il avait de grandes qualités. À première vue, il était d’ailleurs plutôt bel homme, ce militaire-là. On a gardé de lui des portraits posés où il apparaît à son avantage, serré dans la tenue rouge garance de son uniforme de médecin-major. Petite moustache fine, cheveux courts, képi sur la tête, épée au ceinturon. Ernest Duchesne fut-il comme des milliers d’autres hommes un de ces héros anonymes, jetés dans la fournaise de ces guerres épouvantables qui plongèrent la France et sa voisine teutonne dans un suicide collectif ? Même pas. Ernest Duchesne n’en eut pas le temps, il mourut en 1912, avant la Grande Guerre, à l’âge de 37 ans.

Alors pourquoi parler de lui aujourd’hui ? C’est terrible à dire, mais parce qu’il représente sans doute un des plus grands “ratés” de la recherche médicale française. Racontons donc brièvement cette histoire : le petit Ernest passa son enfance sur les bords de la Bièvre, qui, à l’époque, coulait encore en plein ciel dans Paris. Oh, rien de bucolique à ce tableau, car ce quartier qui jouxtait les Gobelins était un des plus toxiques de la capitale, empesté par l’odeur pestilentielle des tanneries. Or le père d’Ernest possédait justement une entreprise de tannerie, et c’est au milieu des putréfactions et des trempages de toutes sortes de peaux et de cuirs que le jeune garçon commença à chercher sa voie. Ernest était bon élève, très tôt attiré par “l’histoire naturelle”, comme on disait alors, matière où il fut présenté au concours général. Et peu à peu sa vocation s’affinait : médecin, il serait médecin.

Ce fut sans doute grâce à un coup de pouce du grand Calmette, vieil ami de la famille, qu’il intégra l’école du Service de santé de Lyon. Et ce fut pendant ses études qu’il rencontra son maître, Gabriel Roux, bactériologiste des premières heures, qui l’orienta vers la microbiologie et lui proposa d’étudier un sujet un peu marginal : un possible antagonisme entre les microbes et les moisissures. Duchêne s’y jeta avec passion. Il étudia en particulier l’interaction entre Escherichia coli, germe vedette des laboratoires, celui qu’on nomme communément le “colibacille”, et une moisissure banale, le Penicillium glaucum, sorte de champignon microscopique et vulgaire, qui remportait systématiquement tous les duels lorsque les deux protagonistes étaient confrontés dans l’arène lilliputienne des boîtes de Pétri. Plus fort encore, Duchesne aura la bonne idée de traiter des cobayes avec le Penicillium puis de leur injecter des doses mortelles de bacille de la typhoïde. Et, ô miracle, les animaux traités survivaient alors que les animaux qui n’avaient pas connu l’injection salvatrice mouraient.

Ce que venait de démontrer Duchêne – cinquante ans avant Fleming –, c’est le rôle de la pénicilline, c’est-à-dire la découverte de l’antibiothérapie. Sa thèse Contribution à l’étude de la concurrence vitale chez les micro-organismes : antagonisme entre les moisissures et les microbes fit grand effet. Il la soutint le 17 décembre 1897 et obtint tous les honneurs possibles : note : 20/20, félicitations du jury, mention : “très bien” et citation à l’ordre du Service de santé militaire.

Tout semble aller pour le mieux dans le meilleur des mondes. La médecine allait faire un pas de géant… Dans le dernier paragraphe de sa thèse, Duchesne notait : “On peut donc espérer qu’en poursuivant l’étude des faits de concurrence biologique entre moisissures et microbes, étude seulement ébauchée par nous et à laquelle nous n’avons d’autre prétention que d’avoir apporté ici une très modeste contribution, on arrivera, peut-être, à la découverte d’autres faits directement utiles et applicables à l’hygiène prophylactique et à la thérapeutique.”

Un homme à la fois modeste et visionnaire. Malgré cette entrée en fanfare, bien que paré, semble-t- il, de tous les oripeaux d’une potentielle gloire future, les travaux de Duchesne sombrent rapidement et irrémédiablement dans l’indifférence totale.

Alors la question qui se pose à l’évidence est bien : pourquoi ? Y a-t-il une explication à cet abandon prématuré d’une observation géniale et prometteuse, qui va devenir dans d’autres mains une des plus importantes innovations du XXe siècle ? La première raison est sans doute la suite de la vie d’Ernest Duchesne. Qu’on en juge… À peine sa thèse soutenue, Duchesne est appelé à réaliser son année d’application au Val-de-Grâce, spécificité des études d’un médecin militaire. Il est ensuite affecté comme aide-major de 2e classe au 2e régiment de hussards cantonné à Senlis. Mais Ernest est amoureux, il a 20 ans et il s’est amouraché d’une belle Provençale. Elle s’appelle Rosa, Rosa Lassalas. Elle est cannaise, originaire d’Algérie, et habite sur la Croisette, elle a 20 ans également. Ils se marient en janvier 1901 dans sa famille, à Cannes.

À partir de ce moment les drames vont s’enchaîner très vite. Rosa est tuberculeuse, elle doit partir dans un sanatorium en Suisse où elle meurt deux ans plus tard. Pour Ernest, c’est le drame, il est terriblement touché et ne parvient pas à rebondir, d’autant plus qu’il est lui aussi malade. Et en quelques années, où il traîne sa peine et sa fatigue, il va rejoindre Rosa au cimetière du Grand-Jas de Cannes. Tous ces événements, à l’évidence, l’empêchèrent de retourner vers les laboratoires et de poursuivre le travail commencé dont il avait pourtant réclamé la continuité…

Plus étonnant sans doute : pourquoi Gabriel Roux, le professeur de bactériologie qui lui a donné le sujet de sa thèse, ne reprend pas le flambeau de ce travail et ne le confie pas à un autre thésard ? Il ne cite même pas Duchesne, quand, lors d’une promotion, on lui réclame la liste des “titres et travaux”, comme s’il considérait ce sujet sans aucune importance : “Gabriel Roux n’a pas eu la perspicacité de faire continuer les travaux de son élève, de les diffuser par une publication. Nulle inscription ne le rappelle, nulle voie urbaine n’a été attribuée à leurs noms, et c’est grand dommage. […] Par le silence de Roux, aucun de ses élèves n’a repris aussitôt les expériences de Duchesne de décembre 1897, pourtant si suggestives”

Mais Roux ne fut pas seul en cause. Lépine, le grand professeur de la clinique médicale de la faculté de Lyon, présidait la thèse de Duchesne. Kelsch, le directeur de l’École du service de santé militaire, et Hyacinthe Vincent, un bactériologiste renommé, sont tous deux informés des travaux d’Ernest ; ils sont professeurs au Val-de-Grâce et membres de l’Académie de médecine. Tous ces patrons ne sont-ils pas passés à côté de leur devoir qui consiste non seulement à juger mais à induire de nouvelles recherches ? Même le jeune Institut Pasteur est informé des résultats de Duchêne et ne rebondit pas sur cette découverte, obnubilé sans doute par d’autres recherches.

Si l’on voulait jouer au jeu des “si”, on écrirait : si Duchesne n’avait pas été malade, si Gabriel Roux son patron avait eu plus de constance dans les recherches qu’il induisait auprès de ses élèves, si certains hommes, sans doute tout à fait respectables, avaient eu plus d’intuition, de vision ou tout simplement d’opiniâtreté, la découverte de la pénicilline aurait été française, ce qui n’est finalement pas très important, mais surtout elle aurait eu lieu avant la guerre de 1914-1918 et aurait sans doute permis de traiter de nombreuses blessures de cette horreur meurtrière. Parfois, la légèreté des hommes tue plus que les balles de l’ennemi…

Quant aux mérites de Duchesne, il fallut attendre soixante-dix-sept ans pour que, à l’initiative de l’Amicale des élèves et anciens élèves du Val-de-Grâce et de l’École du service de santé des armées, une cérémonie ait enfin lieu, à l’occasion du centenaire de sa naissance, en déposant une plaque sur sa tombe en 1974 :

 

Au Médecin-Major Ernest Duchesne

1874-1912

Précurseur de l’antibiothérapie en 1897.

Les Anciens Élèves du Val-de-Grâce et de l’École de Lyon, 1974

 

 

28 histoires iconoclastes sur les médecins, les malades et l’hôpital

Chef de service de chirurgie cardiovasculaire à l’hôpital Pompidou, le Pr Jean-Noël Fabiani est aussi un passionné d’histoire de la médecine, qu’il enseigne à l’université René-Descartes. Auteur de plusieurs ouvrages d’histoire comme Ces histoires insolites qui ont fait la médecine, il vient de publier aux éditions Les Arènes, C’est l’hôpital qui se moque de la charité !, dans lequel il raconte une trentaine d’anecdotes sur les grandes heures de l’hôpital et de la médecine française. L’occasion de se replonger dans l’histoire de l’invention du stéthoscope ou du viagra. Le docteur Fabiani raconte aussi comment la Reine Victoria a accouché sans douleur, comment est née la médecine humanitaire ou encore comment ont été créé les hôpitaux français.

Jean-Noël Fabiani, C’est l’hôpital qui se moque de la charité !, la fabuleuse histoire du Moyen Age à nos jours, éditions Les Arènes, 19,80€.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Pr Jean-Noël Fabiani