Le bilan sanitaire du chômage est terrible, et d’autant plus révoltant qu’il est ignoré des pouvoirs publics depuis des années. Le Pr Michel Debout* psychiatre et professeur de médecine légale, revient pour Egora.fr sur les données du problème. Ses travaux ont largement inspiré le Conseil économique, social et environnemental (CESE) qui vient de rendre un avis sur “L’impact du chômage sur les personnes et leur entourage : mieux prévenir et accompagner”.
 

 

Egora.fr : Le Conseil économique, social et environnemental vient de rendre un avis sur le chômage, un problème majeur de santé publique, largement inspiré de vos travaux sur le sujet…

Dr Michel Debout : Oui, j’ai été longuement membre de cette assemblée, et je suis encore membre associé. En 1993, j’ai été l’auteur du rapport sur la prévention du suicide et nous nous préoccupions déjà de la santé des chômeurs. Cette assemblée a beaucoup travaillé sur cette thématique, s’est beaucoup impliquée, et il faut noter que l’avis a été approuvé à l’unanimité des membres du Cese.

Vous dénoncez le fait que les pouvoirs publics paraissent insensibles aux conséquences sanitaires du chômage pour les personnes touchées et leur famille et que la mobilisation collective semble inexistante vis-à-vis du suicide par exemple. Malgré les rapports et les années, les choses ne bougent pas. Comment expliquer cette situation ?

C’est très préoccupant. Je me souviens qu’en 2007-2008, au moment de l’entrée dans la crise financière qui a eu un gros effet sur le chômage en Europe du Sud, j’avais fait une étude avec un organisme d’enquêtes publiques, qui démontrait qu’il y avait un lien entre désespérance sociale et désespérance humaine, ce qui comportait des risques de dépression et de pensées suicidaires.

En février 2009, j’ai alerté les pouvoirs publics sur les répercussions sanitaires du chômage sur les populations et j’appelais à la mobilisation des acteurs publics sur ce sujet. Il ne s’est rien passé. En 2011, j’avais réalisé une étude à partir des taux de suicides et tentatives, où je démontrais qu’il y avait chaque année 200 morts de plus du fait du chômage. Le Monde avait repris ce chiffre en première page. Et rien, pas de réaction des pouvoirs publics ni de la société en tant que telle, pas de mobilisation cohérente et globale des acteurs. Les pouvoirs publics n’ont jamais été porteurs d’une orientation de ce point de vue. Or, les conséquences sur la santé ne sont pas que psychiatriques.

Une étude de l’Inserm avance qu’entre 10 000 et 14 000 décès annuels sont imputables au chômage, du fait des maladies chroniques, hypertension, rechute de cancer…

Oui, du fait du traumatisme psychologique induit par la brutalité de la perte d’emploi. Je suis expert psychiatre près des tribunaux, professeur de médecine légale. Sur le plan professionnel, les personnes que je rencontre sont des patients traumatisés à la suite d’accidents, d’agressions. Le stress post traumatique est mon quotidien depuis 30 ans. J’ai compris que le moment de la perte d’emploi par licenciement ou dépôt de bilan pour les artisans, commerçants, agriculteurs, c’est un moment authentiquement psycho traumatisant. Je connais bien l’évolution des traumatismes liés aux agressions et aux accidents, il est compréhensible qu’un chômeur traumatisé par sa perte d’emploi puisse dégrader sa santé globale. Dans une situation psycho-traumatique, un certain nombre de pathologies peuvent soit se révéler, soit s’aggraver. Il s’agit généralement de maladies circulatoires : hypertension, infarctus, et tout ce qui relève de la sphère des cancers avec l’apparition de cancers ou des rechutes. Il y a une déstabilisation du psychisme et des équilibres organiques qui peuvent expliquer tout cela, une diminution des capacités de défense de l’organisme. Et puis il y a l’isolement, le risque de l’addiction, de reprise ou d’aggravation d’addiction d’alcool, tabac, produits psychotropes. Si cette déstabilisation de la personne s’installe, elle peut devenir déconstruction.

Cette pathologie peut s’étendre à la sphère familiale.

Oui, c’est un risque, nous sommes dans le cadre d’un risque. Il ne s’agit pas de dire que les chômeurs sont tous malades. Ils sont fragilisés, traumatisés et certains d’entre eux vont présenter d’authentiques états pathologies. Et c’est bien parce qu’il y a un risque médical et médico-social qu’il faut développer la prévention. Les rapports familiaux, conjoints, enfants, parents éventuellement, peuvent se tendre. La famille va être étayante la plupart du temps, mais dans d’autres cas, il y aura crise et conflits. Les responsables syndicaux de l’entreprise Continental qui a subi un plan social il y a quelques années, ont fait le bilan de ce plan, notamment sur la santé des personnes licenciées. Eh bien, près d’un couple sur deux touché s’était séparé. Or, la séparation fragilise encore plus, en créant des problèmes matériels. Beaucoup de couples avec enfants vivent à flux tendu sur un plan financier, du fait des crédits. Il suffit d’une diminution de 10 à 20 % des revenus mensuels pour qu’ils basculent dans une situation de surendettement. Cette difficulté liée à la dette est aussi un facteur de culpabilisation, de honte et contribue à la fragilisation de la personne et des enfants.

Que faudrait-il faire pour que les pouvoirs publics prennent enfin la mesure de ce problème ?

Il y a au moins trois types de choses à faire. A commencer par les certificats de décès qui ne comportent pas la mention de travail ou de chômage. S’il est connu, cet élément pourrait être notifié au moment du constat de décès. Ensuite, il faut mener des études comparatives entre personnes en activité ou au chômage car il faut mieux connaître pour mieux prévenir. Et donc, il faut de la prévention contre ce risque. La politique sanitaire n’a pas en France, la culture de la prévention. Pourtant, la médecine du travail, c’est typiquement une médecine préventive. C’est une consultation médicale qui permet de faire le point sur la santé de la personne, un rendez-vous obligé. Sauf que cette médecine du travail ne fonctionne que lorsque la personne a du travail.

En perdant son emploi, on perd aussi la médecine qui y est associée. Il faudrait que la santé au travail se prolonge lorsque la personne perd son travail, un moment difficile pour les salariés. Il faudrait maintenir ce lien, soit avec la médecine du travail, soit avec un médecin traitant, soit avec les centres d’examens de santé de la sécurité sociale, qui pourraient être mis à profit pour faire un bilan complet, biologique et psychologique, deux mois après la perte du travail. Il faudrait organiser tous ces acteurs et leur donner des moyens.

Ce n’est manifestement pas la voie choisie par le gouvernement, qui a plutôt rogné les ailes de la médecine du travail…

Eh oui. Enfin, le troisième volet est social. On sait que le risque majeur pour une personne au chômage, c’est l’isolement, la perte de liens sociaux, familiaux, culturels. Les personnes ressentent de la culpabilité du fait de leur situation, alors que nul d’ignore qu’après 50 ans, il est extrêmement difficile pour un chômeur de retrouver un emploi. Ces personnes-là se renferment et s’isolent. Il faut au contraire de l’exercice physique, du sport pour retisser du lien et redonner confiance aux personnes.

Ces propositions ont été reprises par le Cese.

Oui, je suis un peu plus volontariste qu’eux, mais leurs propositions vont dans le bon sens et la question est maintenant de savoir ce que les pouvoirs publics vont faire de cet avis. La discussion sur la loi Travail aurait dû être l’occasion de se préoccuper de la santé de ceux qui ne sont pas en ce moment au travail. Evidemment, l’objectif est tout de même de leur permettre de retrouver un emploi, ce qui sera plus facile s’ils sont en bonne santé. Il faut faire en sorte que nos concitoyens soient plus en capacité de travailler lorsqu’un poste sera disponible. Alors, on demande combien cela va-t-il coûter ? Cette mobilisation des acteurs aura bien entendu un coût, mais il s’agit d’un investissement pour les cinq-dix années qui viennent et pour les personnes concernées et leur famille. 5 millions de personnes qui vont mal en France, c’est un vrai problème. Le problème est posé, maintenant, il ne faut pas lâcher.

 

* Le Pr Debout a signé Le traumatisme du chômage. Alerte sur la santé de 5 millions de personnes, publié en janvier 2015. Editions de l’Atelier.

 

Le chômage, booster de déconstruction

On compte actuellement 5,76 millions de chômeurs, selon Pôle Emploi. Le Cese relève que 10 000 à 14 000 décès par an sont imputables au chômage en France et signale que des études internationales font état d’un risque de surmortalité multiplié par trois, soit un effet comparable au tabagisme.

Les chômeurs et les chômeuses, selon une étude croisée Inserm, assurance maladie et assurance vieillesse, ont un état de santé dégradé. Ils se déclarent plus souvent en mauvaise santé (2,32 plus souvent pour les hommes et 1,71 fois pour les femmes) que les personnes en activité.

Le chômage accroît les troubles dépressifs et les suicides : “Pour une augmentation de 10 % du taux de chômage, le taux de suicide tous sexes confondus augmente significativement de 1,5 %”. Le taux de chômage a augmenté en France de 47 % depuis 2008, ajoute l’AFP.

Parmi les propositions suggérées par le CESE : inscrire la précarité sociale parmi les critères de discrimination prohibés par la loi, lancer une campagne d’information et de sensibilisation, mieux documenter par le biais d’études épidémiologiques, sociologiques et statistiques, les effets du chômage sur la santé. Enfin, il faut mieux accompagner les chômeurs, en leur proposant un soutien psychologique, en les orientant vers un premier bilan médical dès le premier entretien à Pôle emploi, et en réfléchissant à élargir aux chômeurs, le système de santé au travail.

[Avec l’AFP]

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Catherine Le Borgne