Dans C’est vous qui voyez docteur…*, les docteurs Forget et Mory recherchent activiment des successeurs pour reprendre La Maison médicale qu’ils ont créée dans les années 80, en banlieue parisienne. Les candidats se succèdent, mais ne restent jamais. C’est le cas du Dr Cotorêt, qui, dans cet extrait, explique à quel point les patients du Dr Forget sont mal élevés et ingérables.

 

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– Docteur Forget, j’ai bien étudié vos propositions. Et j’ai beaucoup apprécié de travailler avec vous l’année dernière. La clientèle est passionnante. En quelques mois, je me suis vraiment attachée au quartier. Il y a une telle demande. Mais vraiment, vraiment… Je suis obligée de décliner votre offre. J’ai fait établir un plan de carrière – elle semblait toujours chercher quelque chose – par mon aide-comptable… Euh ! Il a étudié les potentialités du cabinet, la démographie de la commune, voyons, où ai-je noté tout cela…, les besoins médicaux…, les possibilités d’extension de la clientèle. Non, franchement, je suis désolée. Je n’ai pas trouvé dans votre proposition le point d’équilibre. Et puis, j’ai le regret de vous le dire, vos patients sont vraiment lourds, difficiles, on se met en quatre pour essayer de les aider. Ils n’ont aucune reconnaissance, aucune gratitude.

– Vraiment, s’étonna Forget. Mais vous disiez vous-même qu’ils sont attachants, et puis ils ont une telle attente !

– Je vais être franche avec vous, Docteur Forget. Certains de vos patients sont attachants, c’est vrai, mais la plupart sont mal élevés. J’ai quand même une certaine opinion de moi-même et de mon métier. Je n’ai pas fait dix ans d’études pour être traitée comme une boniche. Remplir des paperasseries, se laisser abrutir de mille questions pour s’entendre dire, après une demi-heure : vous êtes gentille, je vous remercie, au fait, je vous dois quelque chose ? Ils viennent toujours sans prévenir, et c’est toujours urgent, et quand vous leur prenez un rendez-vous, ils ne viennent pas. L’autre jour, une de vos patientes s’est excusée de ne pas être venue parce qu’elle était malade. Avant, on venait voir le médecin parce qu’on était malade. Aujourd’hui, c’est une raison pour ne pas venir. On reste chez soi, on se soigne comme on peut, et puis on viendra plus tard chez son médecin pour chercher un papier… Une ordonnance de drogue, excusez-moi, Docteur, mais c’est ça. Ou récupérer un arrêt. En vous disant hypocritement… c’est vous qui voyez… Mais comment avez-vous pu, Docteur Forget, les laisser en arriver là ? C’est de la médecine ? Monsieur Forget, j’ai quarante-cinq ans, j’ai travaillé dans toutes 90 sortes d’institutions, j’ai accepté de faire des saisies pour des enquêtes, j’ai même accepté de coopérer comme vulgaire commerciale dans un laboratoire pharmaceutique. Jamais je n’ai été traitée d’une telle manière. Vos patients sont exigeants, tout leur est dû. En plus, ils ne jurent que par vous. Je suis vraiment désolée.

Forget se demandait comment faisaient tous ces médecins pour ne pas être pris par le doute. Surtout que ça continue comme avant. Surtout que rien ne change. Ils mettaient toujours en avant leurs neuf ans, leurs dix ans d’études. Et alors ? Est-ce que ça empêchait les ordonnances aberrantes, les hospitalisations pour iatrogénie, en attendant sans doute les infections nosocomiales, est-ce que ça empêchait que des dizaines de boîtes inutilisées s’entassent dans des placards à pharmacie ? Est-ce que ça empêchait les redondances, les examens répétés qu’on ne prenait pas toujours le temps de lire ? Heureusement, pensait Forget, il y a une petite poignée de patients astucieux qui ne feront jamais les examens demandés. Pour quelle raison ? Mais simplement parce qu’ils ont été mieux et qu’allant mieux, ils ont oublié ce qui les avait inquiétés ou inquiété le médecin. Heureusement, il y a une petite poignée de patients astucieux qui ne prendront jamais les médicaments prescrits, qui guériront quand même. Et c’est tant mieux !

C’est vrai, ses patients étaient indisciplinés. Ce n’étaient pas des patients dociles. Et tous n’avaient pas raison. Certains continueraient à fumer jusqu’au dernier souffle de leurs poumons calcinés.

Mais avec eux, Forget avait appris. Il avait appris qu’on ne soigne pas quelqu’un contre lui-même. Le patient et le médecin devaient entrer en résonance, mettre en commun leur savoir, s’enrichir mutuellement de leurs compétences, face à la maladie ils devenaient cothérapeutes, cherchant l’exacte ligne où le souhaitable rejoignait le possible.

Voilà ce que Forget avait appris.

Oui, ils avaient été novateurs, à l’époque. Mais leur nouveauté avait vieilli. Le modèle était en panne, la vocation en crise. Que pouvaient-ils faire encore, seuls au milieu de l’arène, sinon jouer 91 les intercesseurs entre une médecine toute puissante et des patients désorientés. Ils étaient des passeurs, les gardiens d’un nouveau temple, qui fascinait et effrayait tout à la fois. Les patients s’adressaient à eux pour comprendre cette nouvelle médecine, mais surtout être compris, eux. Ils voulaient se faire entendre, et justement Forget et Mory écoutaient. Ce qu’aimaient les patients dans leur cabinet, ce n’était plus la nouveauté, mais au contraire son côté suranné, à l’ancienne, confortable comme de vieilles chaussures. Ils ne voulaient pas d’une médecine qui fasse comme toutes les autres administrations, se défaussant sur les prestataires de services. Ils n’étaient pas prestataires de services. Ils étaient au service de.

C’était vraiment la fin d’une époque. Ils étaient sur un bateau ivre, dérivant au gré des courants, ballottés par des remous. Ce qu’il fallait à tout prix, c’était maintenir le cap, dans un océan d’incertitudes, éviter à leurs patients le mal de mer ou pire, de couler. Ce n’était pas sacrifier à l’air du temps mais être de son temps. Ils voulaient transmettre la flamme à une nouvelle génération. Ne pas mettre la clé sous la porte avant d’avoir trouvé. Peut-être qu’il rêvait. Il rêvait. De voir leur rêve se perpétuer.

Le docteur Cotorêt regardait sa montre, elle semblait pressée. Comment avait-il pu penser qu’elle ferait l’affaire ? Elle s’agitait sur son siège, ajustait ses lunettes, cherchait une formule pour prendre congé. Avec sa petite figure renfrognée. Son air tellement, tellement désolé.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Dr Jean-Marc Geidel

 

* C’est vous qui voyez, docteur… par Jean Marc Geidel, éd. Publibook, 256 pp., 17,95 €.