Des maris qui refusent que leur femme soit soignée pour des raisons religieuses, le Dr Ghada Hatem en voit souvent. A l’hôpital Delafontaine de Saint-Denis (93) où elle travaille, cette gynécologue fait signer la Charte de la laïcité qui s’applique dans les établissements publics. Malgré ça, il faut parfois se bagarrer, maîtriser un mari le temps d’un soin, ou appeler la police pour “évacuer les fous-furieux”. Pour cette femme médecin venue du Liban, la France vit un retour au Moyen-Age.
 

 

Egora.fr : Vous faites signer à vos patients une Charte de la laïcité, en quoi consiste-t-elle ?

Dr Ghada Hatem : Il existe déjà une Charte de la laïcité dans les établissements publics. Le document est à peu près le même, sauf qu’on rajoute : “Je reconnais que je peux être pris en charge par des soignants des deux sexes.” Chez nous, le refus de la laïcité se traduit par des maris qui ne veulent pas qu’un homme examine leur femme. Quand la femme s’inscrit pour accoucher chez nous, on lui fait signer ce document. Ça fait partie du processus d’inscription. Quand, trois mois après, le mari commence à protester, on lui ressort la charte. Une fois, un mari a engueulé sa femme en lui demandant pourquoi elle avait signé ça.

Bien sûr, ça n’a aucune valeur légale, mais au moins ça oblige les gens un peu pointilleux sur le sujet à se poser la question. Je n’ai jamais vu personne partir en disant “Non, je ne peux pas signer ça”. Ils savent bien que se faire soigner à l’hôpital, c’est quand même pas mal. Et c’est gratuit. Donc ils signent, en se disant, “Le jour J je ferai mon sketch… Je tenterai.”

Au quotidien, quelles sont les difficultés que vous rencontrez ?

L’Observatoire de la laïcité vient de publier un guide qui reprend les situations pratiques que nous connaissons bien. Les deux-tiers du guide sont dédiés à des choses qui se produisent en gynécologie. Ce qui prouve bien que cette histoire de laïcité tourne principalement autour de la femme. En général, l’objet c’est de mettre la femme en difficulté, de lui faire violence, de lui refuser des soins. J’ai rarement vu une femme dire “Laissez-moi mourir”. La femme, elle, voudrait bien qu’on la soigne. C’est toujours le mari qui dit “Non, le chirurgien ne rentre pas. Même si ma femme saigne. Parce que c’est Dieu qui l’a voulu. Et si elle doit mourir, c’est Dieu qui l’a voulu, donc elle mourra.” C’est dit dans une espèce de fatalisme un peu provocant. C’est triste. Ce qui m’écœure encore plus, c’est qu’ils appliquent de très mauvaises interprétations de leur religion en prenant en otage leur femme.

J’ai déjà vu un mari se mettre en travers de la porte pour empêcher un homme de rentrer, même si ça saigne… On n’a bien sûr jamais laissé mourir une femme ! Quand c’est comme ça, nous, on se bagarre avec le type. On appelle la sécurité, on pousse le mec, on essaye de le maitriser le temps nécessaire pour que la personne fasse les soins. C’est déjà arrivé qu’on appelle la police pour évacuer les fous-furieux.

Quelles sont les solutions pour lutter contre ce type de comportements ?

La loi est très claire, et heureusement qu’elle existe. Le respect des particularismes religieux fait partie de la loi, avec une ligne rouge à ne pas dépasser qui est l’entrave aux soins. Et on ne négocie pas sur l’entrave aux soins. Il n’y a aucune raison qu’une femme n’ait pas le droit d’être soignée parce que son mari pense qu’il faut qu’elle meure plutôt qu’elle commette un péché en ayant été vue à poil par un homme.

Dans le même temps, la loi est coercitive pour le soignant aussi. Le problème, c’est qu’il y a pas mal de jeunes infirmières, vue la montée du fait religieux, qui veulent bosser avec le voile. Et si les directeurs d’hôpitaux ne sont pas hyper carrés, les choses dévient rapidement. Après, les gens disent “Pourquoi elle ? Pourquoi ci ? Pourquoi ça ?” Si la loi est appliquée, c’est facile. Si on lâche, c’est l’enfer.

Constatez-vous une évolution dans les atteintes à la laïcité ?

Comme au sein de la société civile, je constate un affichage de plus en plus ostentatoire des signes religieux. Mais au niveau des violences et entraves aux soins, à peine plus qu’avant. Ca augmente un peu, mais on n’est pas tous les jours en train de se battre avec les malades.

Il y a des choses mineures. Par exemple, une femme arrive aux urgences et voit que l’interne est un homme. Elle dit qu’elle ne veut pas voir un homme. On lui répond “C’est ça ou rien”. Elle s’en va. Très bien. Son problème n’était pas urgent. Nous on ne va pas se battre, la faire revenir, lui trouver une femme. Donc ça oui, c’est régulier, mais ça ne nous perturbe pas.

A côté, on a, une ou deux fois par mois, des situations où il faut parlementer, expliquer qu’il n’y a aucune autre option. Et puis deux ou trois fois par an, on a des trucs super pénibles. Il faut presque se tabasser avec le mari qui pose des difficultés…

Comment vivez-vous cela ?

J’ai deux lectures sur la situation. J’ai ma lecture de médecin. Dans ce cas, la situation m’agace. Je me dis que ces gens n’ont qu’à aller vivre en Arabie saoudite. Mais j’ai aussi ma lecture d’être humain. Et dans ce cas, je suis profondément affligée par l’irruption du religieux ostentatoire. Quel qu’il soit. Ce qui aggrave ma colère, c’est la place des femmes dans la religion. Toutes mes patientes voilées, qui sont individuellement tout à fait adorables, me renvoient à la gueule qu’une femme c’est honteux, c’est sale, ça appelle au viol… Des choses qu’en tant que femme, gynécologue et être humain vivant au XXIème siècle, me révulsent.

Je discute à longueur de journée. J’ai des petites beurettes qui viennent me voir en pleurant parce qu’elles ont fait l’amour, que c’est la fin du monde et qu’il faut les réparer. Elles n’en dorment plus, elles sont suivies en psy… Au secours ! Moi je leur dit “Vous vivez ! C’est super. Il faut coucher avant le mariage !” Je rigole un peu, pour mettre un peu de légèreté dans les consultations. Mais mon constat est triste.

De temps en temps, j’ai envie de dire à mes patientes d’enlever leur voile. Moi en tant qu’être humain, j’ai envie de rentrer en contact avec elles. Je perçois une femme par sa manière de s’habiller, de se coiffer, de se maquiller… Et si je ne vois que ses yeux et sa bouche, je suis moins pertinente dans mon approche.

Vous semblez très pessimiste…

Pour le moment, je suis très pessimiste. Toutes ces petites qui sont effondrées entre deux cultures, qui n’arrivent pas à choisir et qu’on n’aide pas, elles s’enfoncent dans un truc complètement rétrograde. Moi je viens du Liban. Et je sais qu’il n’y a pas d’issue en dehors de la laïcité. Je n’aurais jamais pensé être confrontée à ça en France, 30 ans plus tard. Pour moi, c’est le retour au Moyen-âge. Quand je suis arrivée en France, c’était l’euphorie. C’était la liberté, de penser, de m’habiller… Et là, on fait marche-arrière toutes !

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Fanny Napolier