Le Dr Dominique Bastien est installé depuis 20 ans à Nogent-Sur-Seine, dans l’Aube. Il y a cinq ans, voyant que deux des cinq généralistes étaient en âge de partir à la retraite, les médecins de la ville ont monté un projet de santé pluriprofessionnel destiné à attirer des jeunes confrères. Tout était prêt, les feux verts donnés de toutes parts. Jusqu’aux élections municipales. Et le nouveau maire a brutalement enterré le projet. Aujourd’hui, les conditions de travail sont intenables. Les médecins partent à la retraite, et les autres ne comptent pas rester. Alors que le CNOM publie aujourd’hui les chiffres de la démographie médicale, le Dr Bastien prédit qu’il n’y aura plus un seul médecin libéral sur sa commune d’ici deux ans.

 

“Nogent-sur-Seine est une ville de 6 500 habitants, et on rayonne sur un bassin de population de 10 000 personnes. Je me suis installé il y a 20 ans, nous étions six médecins sur la ville. Il y a cinq ans, on était encore cinq. Deux médecins associés de 70 et 63 ans, un tout seul de 67 ans, et puis mon associée de 46 ans, et moi, 55 ans.

Les deux plus âgés disaient déjà que, si rien n’était fait, ils partiraient à la retraite en 2015. On a donc été voir la mairie. C’est nous qui sommes allés les trouver, parce que pour eux, tant que ça tourne, il n’y a rien à faire. Ils n’avaient rien anticipé. Alors, nous, on s’est remués.

 

Un projet de maison médicale

On a présenté un projet de santé dans une maison médicale. On y a travaillé pendant 3 ans. Avant même d’avoir les locaux, les cinq médecins se sont regroupés en association et pris une infirmière, dans le cadre de l’expérimentation Asalée. Le but de l’association était bien sûr de rendre attractive la ville de Nogent-Sur-Seine pour des jeunes médecins. Les deux confrères proches de la retraite voulaient bien jouer les prolongations, à 67 et 70 ans, pour être maître de stage, accueillir des internes et éventuellement des associés. On s’est rapprochés des paramédicaux. On a monté un projet réunissant les 5 médecins, 4 kinés, 3 infirmières, 3 dentistes, un biologiste, une orthophoniste, une podologue… Le projet a été validé par l’ARS. La municipalité a acquis un terrain. Le projet architectural était validé, le permis de construire accordé pour mars 2014.

Et là, ça se gâte. Aux élections municipales, le maire n’est pas réélu.

Le nouveau maire est un ancien adjoint évincé par le précédent maire, et il a décidé d’arrêter tous les projets de l’ancien. La nouvelle municipalité a juste fait un projet immobilier, et voulait que les médecins financent ça. La nouvelle équipe proposait de nous fournir des locaux à louer et se comportait comme un bailleur classique. En 10 ans, elle voulait rembourser la maison médicale, avec des loyers prohibitifs. Nous, on s’était remués pour rendre Nogent attractive, mais à titre personnel, on n’en avait pas besoin de cette maison médicale. On a nos locaux, et ça tourne. Ce n’était pas ça le but du jeu. Ce qu’on voulait, c’était faire venir des nouveaux médecins.

 

On sera deux médecins pour 10 000 habitants

Au cabinet, on est deux médecins avec une secrétaire. Pour couvrir nos frais et dégager un revenu décent, il faut bosser plus de 60 heures par semaine chacun. Mais les jeunes veulent des charges de travail plus décentes. Sauf que si vous bossez 40 ou 45 heures par semaine, avec une secrétaire, même à deux, ce n’est pas possible. Les jeunes se détournent donc de l’exercice libéral. Il faut proposer aux médecins ce qu’ils veulent. Sinon, ils ne s’installent pas et c’est normal. Là, on arrive le lundi soir, on est déjà crevés pour la semaine. C’est comme si vous jouiez une partie d’échec contre 10 personnes en permanence. Il n’y a jamais de repos. Ça devient infernal.

La mairie de Nogent n’a pas voulu de notre projet. Donc un des médecins a pris sa retraite en octobre. Et l’autre, celui de 70 ans, va arrêter à la fin de l’année. On va se retrouver en janvier avec trois médecins libéraux, moi à 55 ans, mon associée de 46 ans et le troisième de 63 ans. Dans deux ou trois ans, il va vouloir arrêter. On va être à deux. On parle de zone sous médicalisée à partir de huit médecins pour 10 000 habitants. Nous on sera deux pour 10 000. Et c’est déjà intenable. Le téléphone sonne tout le temps. Au moment des grèves, on avait fermé et regardé le nombre d’appels. Le lundi on en a eu 300 !

Ce qui se passe aujourd’hui, c’est qu’on ne peut plus dire non. Les gens prennent des rendez-vous pour une personne et viennent à deux ou trois. On vous demande. de voir la petite qui a 3 ans et 40 de fièvre. On ne va pas dire non… Et le soir à 6 heures, quand la secrétaire n’est plus là, les gens rentrent en même temps que ceux qui ont rendez-vous. Ils se mettent dans l’entrée et demandent à nous voir. On est arrivé à un point où on est limite au niveau médico-légal. Si on dit non et que la personne se retrouve avec une péritonite et y passe, c’est indéfendable parce qu’on l’a vue et qu’on a dit non. La pression est permanente. Aujourd’hui, à moins de se faire une ligne de coke, je ne vois pas comment on peut tenir.

Je pense à quitter Nogent, c’est sûr. Je ne vais pas y laisser ma peau.

Cette année, la mairie a engagé un médecin salarié. Mais ils n’ont rien compris ! Un médecin salarié tout seul dans son coin, ça ne sert à rien. Il est aux 35 heures, donc il travaille moitié moins qu’un libéral. Et dans son activité de la journée, il fait son administratif et ses consultations. Un médecin salarié représente le quart de l’activité d’un médecin libéral. Il a besoin d’une secrétaire, de locaux… C’est un gouffre ! Il est là depuis juillet, en août il était en vacances 15 jours, il est parti en novembre et il va repartir à Noël.

 

Ils se sont tiré une balle dans le pied pour d’obscures raisons politiques

Ce qui est amusant, c’est qu’on dit que les jeunes médecins cherchent du salariat… Mais ici, le projet de santé ne tenait tellement pas la route qu’ils n’ont pas trouvé ! C’est un médecin étranger, qui a travaillé cinq ans dans un hôpital, qui a obtenu son équivalence pour la médecine générale. Ils ont donc un médecin de 55 ans, qui était gériatre, et qui se retrouve médecin libéral, isolé dans son coin.

Les jeunes veulent une qualité de travail, mais ils veulent aussi un projet de soin, une façon d’appréhender la médecine. Nous on voulait travailler en réseau interprofessionnel. C’est ça aujourd’hui qui attend les médecins. Pas du travail en franc-tireur isolé dans son coin.

2015, c’était la dernière fenêtre de tir. On était cinq médecins, on pouvait dégager du temps pour accueillir des internes et essayer de les attirer.

Ce qui est dommage, c’est qu’on a tiré la sonnette d’alarme, on a proposé un projet de santé qui tenait la route, les professionnels s’étaient réunis pour travailler ensemble, la ville avait les moyens de financer le projet. Tout était prêt pour que ça marche. Ils se sont tiré une balle dans le pied pour d’obscures raisons politiques.

Aujourd’hui, ce n’est plus possible. Si rien n’est fait, d’ici un an et demi, il n’y aura plus de médecins à Nogent. Et rien ne sera fait. De toute façon, on a dépassé la dead-line. Même s’ils commençaient quelque chose aujourd’hui, il faudrait au moins deux ans. Donc c’est mort. Là, on est dans un mur. Et ce qui est terrible, c’est que ce n’est pas un accident démographique non prévisible.”

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Fanny Napolier