Sur le mur d’enceinte du centre hospitalier parisien Necker-Enfants malades, à mi-chemin de sa section rue de Sèvres, un bas-relief offre au regard des passants le profil de René Théophile Laennec (1781-1826). Avec ces mots : “Dans cet hôpital Laennec découvrit l’auscultation”. Pour mieux saisir les qualités novatrices de l’oeuvre de Laennec, nous nous proposons d’évoquer le climat, l’état, antérieur à son oeuvre, de l’art médical ; nous verrons ensuite comment l’invention du stéthoscope (1816), sa rapide fécondité, à savoir la publication du Traité de l’auscultation médiate (1819 et 1826) s’inscrivent presque naturellement dans le bouleversement en cours de la pensée médicale.

 

Laennec n’a pas surgi dans un monde qui ne soit pas porteur. Nous sommes à la charnière du XVIIIe et du XIXe siècle. C’est la fin de l’Ancien Régime, c’est l’ère de la table rase quant aux idées reçues, des avancées dans le domaine des sciences exactes, de la fondation d’institutions durables. Le Siècle des lumières va être propice à l’art médical. L’enseignement de la médecine vient de se donner de nouveaux moyens : unicité du diplôme de docteur pour les médecins et les chirurgiens, enseignement au lit du malade, facilité pour que les autopsies se pratiquent couramment. Remplis de malades, “les hôpitaux deviennent des machines à étudier et à enseigner”. D’autres réformes structurelles, inspirées de pays européens et réunies en ces quelques années post-révolutionnaires, vont projeter l’école parisienne à la tête des progrès de la médecine pendant au moins la première moitié du XIXe siècle. […]

Ce qui, chez Laennec et ses maîtres ou contemporains (Corvisart, Bichat, Dupuytren, Bayle), va changer, et cela bien avant l’invention de l’auscultation, c’est le concept même de la maladie. On le doit à la naissance de l’anatomie pathologique. Morgagni a publié en 1761 un traité (De sedibus et causis morborum…) incitant à multiplier les autopsies, non pour enrichir les traités de l’anatomie normale (oeuvre très avancée, sans savoir les interactions fonctionnelles entre les organes), mais en vue de répertorier les lésions des organes observées sur le corps des malades décédés. Un pas de plus, l’anatomie pathologique devient le socle pendant ces années post-révolutionnaires du progrès médical : l’école anatomoclinique parisienne excelle dans la mise en concordance des lésions post mortem avec les signes recueillis intra vitam, du vivant du patient. Le concept de maladie devient très vite celui de la pathologie de l’organe.

Dans un immense élan créateur, où l’anatomie et la clinique sont soeurs à parité égale, la percussion inventée en 1761 par Auenbrugger est réhabilitée par Corvisart. Les médecins veulent user de tous leurs sens pour trouver de nouveaux moyens d’exploration et d’observation. La classification des dégâts des tissus (Bichat) ou des organes (Bayle, Laennec) a le vent en poupe. Ainsi, grâce à l’anamnèse, à l’inspection, à la palpation, à la percussion d’une part, aux autopsies d’autre part, la nosologie progresse, le Dictionnaire des sciences médicales s’épaissit, où Laennec est le référent… en parasitologie !

Seul, à cause de sa cage osseuse, le thorax “fait de la résistance”. Cette nosologie pourrait nous paraître sommaire deux siècles après. Elle repose sur l’altération macroscopique des organes. Il faut en imaginer les moyens limités : pas d’examens complémentaires, pas de microscopie, pas de bactériologie, pas d’immunologie, pas de chimie, pas d’expérimentation animale, pas de physiologie, pas d’imagerie, en résumé et surtout, pas d’étiologie. D’ailleurs, en cas de mort sans dégâts visibles à l’autopsie, Laennec parle de maladies “nerveuses”, d’altération du “principe vital”. L’anatomie pathologique a ses limites. Aux décennies suivantes de réduire le champ des maladies qui lui échappent.

 

Venu de Nantes à pied

Laennec, âgé de 20 ans, arrive à Paris en avril 1801. Il est venu à pied de Nantes parce que pauvre, comme l’étaient d’autres provinciaux : Bichat, Dupuytren, Bayle. La seule richesse dans sa besace est une flûte traversière, car il est musicien à l’oreille très exercée. Il est déterminé, avec la maturité de ceux qui ont souffert : orphelin de mère à 5 ans, il a été recueilli et élevé par un oncle providentiel, médecin à Nantes, Guillaume Laennec. Mûri par ce dernier, il s’inscrit auprès du maître le plus exigeant, à l’hôpital de la Charité: Corvisart. Il se met en binôme intellectuel avec Bayle, sous l’autorité de Dupuytren. Le jeune Laennec multiplie les publications originales dont quelques grands classiques : le “faciès grippé” des péritonites, l’origine vermineuse du kyste hydatique, la cirrhose… Tout cela dans la déferlante du moment : la méthode anatomo-clinique. Thèse en 1804, traité d’anatomo-pathologie, journalisme médical, cours public… Il pratique la médecine privée de 1806 à 1816, quand survient une nomination inopinée comme chef de service à Necker. Le voici qui reprend ses travaux anatomo-cliniques.

Et c’est à l’automne de la même année qu’il imagine la transmission des bruits thoraciques par la médiation d’un instrument, un “cylindre”, le stéthoscope. La propriété de la transmission plus rapide que dans l’air et surtout plus intense des sons (résonance) par l’intermédiaire des corps denses est déjà connue. Cela sera confirmé ultérieurement et mesuré par les physiciens. De plus, les bruits sont sélectionnés selon l’endroit où l’on pose l’extrémité du cylindre sur la poitrine du malade. L’instrument est au début rudimentaire : un cahier roulé et serré, puis un court bâton de hêtre de 33 cm de long, percé d’un étroit tunnel médian. Les circonstances de la trouvaille, le spectacle d’enfants jouant à ausculter l’extrémité d’une poutre tandis que d’autres grattent l’autre bout, sont désormais classés dans le patrimoine des belles histoires vraies, de celles qui n’arrivent qu’aux “esprits préparés”.

 

Pour le coeur, Laennec évoque les bruits du soufflet, de la scie, de la râpe…

La suite, bien qu’étonnante par la rapidité de la moisson des signes (3 années), s’inscrit dans la logique d’un médecin, excellent clinicien, ayant compilé de 1801 à 1806 les données de centaines d’autopsies par an. Celles-ci reprennent à Necker, 400 environ par an, et sont l’objet d’un tableau de concordance entre les constats de l’auscultation et ceux de la nécropsie. Tous les malades sont méthodiquement auscultés, et, en fonction de la transmission des bruits de la respiration, de la voix, de la toux, des bruits surajoutés, des battements cardiaques, un diagnostic provisoire est porté.

Les patients qui meurent, et ils sont nombreux (environ 1 sur 5 entrants) sont autopsiés. On contrôle que ce que l’on a entendu correspondait bien à la pathologie supposée, vérifiée en salle de dissection. En moins de 3 ans, Laennec et son équipe accroissent leur performance quant à l’exactitude de leurs prévisions. De nouvelles entités diagnostiques acquièrent leur état-civil. Une trentaine de signes spécifiques concernent l’auscultation des poumons. Parmi eux, on retient les plus célèbres : le souffle tubaire de la pneumonie, le souffle pleurétique, le silence unilatéral du pneumothorax, l’égophonie de la pleurésie débutante, la pectoriloquie des cavernes pulmonaires, la toux tubaire de la dilatation des bronches, les râles crépitants de la pneumonie, les râles humides ou sous-crépitants de l’oedème du poumon, les râles sibilants de l’asthme, les râles à grosses bulles de l’emphysème, le frottement de la pleurésie débutante, le tintement métallique de l’hydropneumothorax. Tous ces bruits sont décrits de façon imagée. Pour ce qui est du coeur, Laennec évoque les bruits du soufflet, de la scie, de la râpe, le frémissement, le frottement.

 

Très puissant moyen de diagnostique

L’auscultation devenait, et est restée, une opération intellectuelle complexe nécessitant une connaissance précise des pathologies “possibles” intrathoraciques. Il s’agit d’oser émettre, à partir d’une information sensorielle, une corrélation du vivant du malade. Dans le terme stéthoscope, “scope” signifie bien la vue alors qu’il s’agit d’audition : on voit par l’imagination. Mais l’auscultation n’est pas un art qui s’improvise. Elle nécessite un long apprentissage, comme on apprend la grammaire ou le solfège, complété par la pratique. C’est à ce prix de la réduction de l’incertitude que l’auscultation devient un très puissant moyen de diagnostic. Quant à la spécificité et à la sensibilité des signes, Laennec privilégie ceux qui sont pathognomoniques, déteste les faux positifs, tout en redoutant qu’il puisse y avoir des faux négatifs : par exemple, une caverne du sommet trop petite peut ne pas donner lieu à une pectoriloquie. Ce sont ces notions nouvelles rassemblées et mises en ordre que Laennec va livrer dans son Traité de l’auscultation médiate… Retrouvez la suite et l’intégralité de l’article sur le site de La Revue du Praticien.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Etienne Subtil

 

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