Dans un travail inédit, le sociologue Denis Monneuse* étudie la négociation qui peut se mettre en place, dans le cadre du colloque singulier, autour de la prescription et de la durée d’un arrêt de travail. 10 % des consultations se concluent par un AT, mais selon l’assurance maladie, environ 10 % d’arrêts sont jugés abusifs le jour où on les contrôle. Y-a-t-il co-pilotage de la consultation ? Le médecin est-il passif ou consentant ?
Egora.fr : Après vous être précédemment penché sur les patients qui refusaient de s’arrêter lorsqu’ils étaient malades, vous avez étudié le contenu de la consultation préalable à la délivrance d’un arrêt de travail**. Pourquoi cet intérêt ?
Denis Monneuse : Tout simplement parce qu’un grand nombre de managers ou de responsables des ressources humaines avec qui je travaille, ont l’impression que l’une des causes de l’absentéisme en France, ce sont les arrêts de complaisance. Ils estiment que les médecins sont beaucoup trop généreux lorsqu’ils délivrent un arrêt de travail, d’une part sur son opportunité et ensuite, sur sa durée. J’ai donc voulu comprendre comment les choses se passent dans la relation qui se noue entre le salarié et le médecin. Je voulais savoir s’il y avait négociation et dans quelle mesure, dans la consultation, le salarié était acteur dans la détermination d’un arrêt de travail.
Vous employez effectivement le terme de “négociation”, mais les médecins traitants pourront vous rétorquer qu’étant donné l’environnement réglementaire et le suivi dont ils font personnellement l’objet sur ce poste de dépense lorsqu’ils sont gros prescripteurs, il y a peu de place précisément, pour une négociation.
Officiellement, il n’y a pas de négociation. Officiellement, lorsqu’un salarié malade va voir son médecin, ce n’est pas lui qui a la main sur la prescription d’un arrêt de travail et sur sa durée. C’est le médecin traitant, du fait de son expertise, qui est officiellement le seul à pouvoir déterminer cet arrêt ou pas. Mais en fait, il y a négociation et j’ai voulu démontrer que le patient a un rôle beaucoup plus important que celui qu’on lui assigne en théorie.
Son rôle est de plus en plus important du fait de l’évolution de la société. Le médecin a perdu de son prestige, le degré de connaissance des patients s’est accru par le biais d’internet et bien souvent le patient arrive en consultation avec une idée de sa maladie et de la durée de l’arrêt qui lui faudrait. Ensuite, le médecin généraliste choisit ou pas d’entrer dans la négociation. Il peut tout à fait refuser d’écouter les arguments ou décider seul de l’opportunité d’un arrêt de travail. Il y a de très grandes différences d’un médecin généraliste à l’autre. Certains vont mettre leur expertise en avant pour décider seuls, d’autres se placeront plus volontiers sur le terrain de la négociation, et accepteront d’écouter le besoin ressenti par le patient.
Vous soulignez également que le choix du médecin par le patient n’est pas anodin. Il y a des différences entre un homme ou une femme, un jeune médecin ou un senior quant à la facilité à obtenir un arrêt de travail, d’une durée plus ou moins longue. Les femmes médecins seniors donnent statistiquement plus d’arrêts que la moyenne, tout comme les médecins généralistes, vis-à-vis des malades hommes…
Oui. Il y a également l’effet de la concurrence. Les médecins plus “généreux” sont souvent en début de carrière, en phase de constitution de clientèle. Parmi les généreux, on trouve également les médecins des régions surdotées démographiquement, qui redoutent de voir leur patient déçu partir chez un confrère. Entre également en jeu, la vision personnelle de la médecine, par le praticien. Certains vont juger de la durée de l’arrêt, en se basant uniquement sur les symptômes psychologiques ou physiques. D’autres y intègreront des considérations sociales – problèmes de garde d’enfant, parent en fin de vie – en plus des considérations purement médicales. Sans compter les variables inconscientes. Le médecin peut avoir plus ou moins d’empathie pour le patient, ce qui peut aussi dépendre du moment de la journée. Si le malade arrive en fin de journée où le généraliste a déjà prescrit plusieurs arrêts de travail, il pourra lui arriver d’être moins “généreux”.
Les médecins qui s’insurgent contre les poursuites des caisses qu’ils subissent lorsqu’ils prescrivent trop d’indemnités journalières, dénoncent le délit statistique qui leur est opposé. Ils affirment que le rôle social qu’ils jouent auprès de leurs patients, ne peut être mis en équation opposable par la sécurité sociale. En l’occurrence, le médecin se fait l’avocat de son patient, pas de l’institution, dans le cadre du colloque singulier. C’est un problème qui ne sera jamais résolu.
Il y a des différences d’un médecin à l’autre. J’ai rencontré des médecins qui étaient vraiment soucieux de l’équilibre des comptes de l’assurance maladie et qui revendiquaient une responsabilité économique vis-à-vis du patient. D’autres seront plus conscients de l’environnement social du malade. Deux médecins qui consultent les mêmes patients pourront faire des prescriptions d’arrêt de travail différentes.
Quel est l’impact du parcours de soins et de la fidélisation auprès d’un médecin traitant, sur la demande d’arrêt maladie ? Devient-elle plus ou moins facile ?
Le médecin généraliste n’a que la version du salarié pour juger de ses conditions de travail. Il ne va pas en entreprise et décroche très rarement son téléphone pour appeler le médecin du travail. Dans un cadre de nomadisme médical, le salarié peut exagérer son stress ou le harcèlement qu’il subit, et le médecin n’aura pas les moyens de vérifier. Mais il lui sera plus difficile d’exagérer ses conditions de travail auprès d’un médecin généraliste qui le suit depuis 10 ans. L’assurance maladie devrait muscler sa politique vis-à-vis du nomadisme médical, car la pénalisation financière lorsqu’on consulte hors du parcours est très faible, par rapport au gain potentiel qu’on peut retirer en changeant de médecin à chaque fois, pour obtenir des arrêts de complaisance.
On prescrit plus d’arrêts de travail par peur de la concurrence ou besoin de fidéliser la clientèle dites-vous. Vous citez également le manque de temps, ou la crainte de la violence…
Oui. Violence physique ou verbale, qui reste marginale. Les médecins que j’ai interrogés m’ont parlé de la confiance, du patient vis-à-vis de son médecin et du médecin vis-à-vis du malade. Si le médecin ressent une tension dans la relation parce que le patient estime qu’il lui faut deux semaines d’arrêt alors qu’une semaine suffirait, il y a dégradation de la relation et le patient peut vivre ce refus comme une double peine, avec le sentiment que sa maladie n’est pas reconnue comme elle aurait dû l’être. Certains médecins vont avoir tendance à sur-évaluer la durée de l’arrêt pour se protéger en cas d’un éventuel recours du patient, qui s’estime mal soigné.
Pour améliorer la situation, vous avancez l’idée de formations spécifiques à la prescription d’arrêts de travail et à la négociation.
J’ai été surpris de constater que 10 % des consultations débouchaient sur un arrêt de travail, ce qui n’est pas négligeable. Or, parmi les médecins que j’ai rencontrés, il apparaît que ce n’est pas la dimension de leur activité professionnelle avec laquelle ils se sentent le plus à l’aise. Ils n’ont pas été formés à la relation avec le patient dans ce cadre-là, et ils aimeraient partager leur expérience et pouvoir en discuter avec des confrères, car ils ont chacun leurs trucs. Quant à la négociation, c’est un terme qui peut revêtir une connotation négative. On pense au marchandage, alors qu’il s’agit de la prise en compte de l’autre, de ses besoins, de ses intérêts. Dans un cadre scientifique, on peut avoir une vision positive de la négociation.
Source :
www.egora.fr
Auteur : Catherine le Borgne
*Denis Monneuse est sociologue, chercheur associé à l’IAE de Paris, spécialiste de questions de santé. Il dirige le cabinet de conseil “Poil à Gratter”.
**primo-arrêts d’une durée de moins d’un mois.
Une négociation qui ne dit pas son nom. La prescription des arrêts de travail par les médecin… et certains patients ! Négociations 1/2015 (N° 23), N° 23 p. 151-167