L’affection hématologique dont a souffert Béla Bartók lors de son exil aux États-Unis et qui l’a conduit à la mort est restée longtemps mystérieuse de même que l’atteinte pulmonaire qui l’accompagnait.

 

Au printemps 1942, Béla Bartók, musicien hongrois exilé à New York, a souffert d’un état subfébrile d’allure grippale qui, en raison de sa persistance, conduisit son médecin de famille à faire réaliser une radiographie du thorax chez cet ancien tuberculeux. Des lésions pulmonaires d’allure récente alertèrent le médecin qui conseilla une hospitalisation au New York Post-Graduate Medical School & Hospital. “Les cliniciens furent alors confrontés à un double problème médical qu’ils eurent peine à solutionner”, a précisé Jean-Louis Michaux (Kraainem, Belgique) dans la communication qu’il a consacré au dossier médical de Bartok à l’Académie de Médecine.

“La présence conjointe de lésions pleuropulmonaires cicatricielles d’une tuberculose contractée à l’adolescence et des infiltrats parenchymateux d’aspect floconneux du poumon gauche fut attribuée à une rechute de l’affection tuberculeuse sans que la preuve bactériologique ne fût jamais apportée”. Mais à ces lésions radiologiques s’ajoutaient des anomalies de l’hémogramme portant sur les lignées granuleuse et plaquettaire. Alors que le nombre de globules blancs était modérément augmenté, la formule leucocytaire décelait une très importante polynucléose basophile (vingt fois supérieur à la normale) et les éosinophiles étaient à une valeur deux fois plus élevée qu’à l’ordinaire. Quant aux plaquettes sanguines, leur nombre dépassait de 4 à 5 fois la moyenne. Le taux d’hémoglobine et le nombre de globules rouges se situaient à des valeurs normales tandis que la vitesse de sédimentation était légèrement accrue. L’examen médullaire n’apportait pas d’explication. Les polynucléaires basophiles à 1 ou 2% étaient à “un nombre bien moindre que dans le sang périphérique” selon le dossier médical.

 

Suspicion de tuberculose évolutive

Au terme de deux semaines d’observation, les conclusions restaient hypothétiques : le rapport médical concluait en une suspicion de tuberculose évolutive et en “une image sanguine inhabituelle mais non caractéristique”. Les médecins en charge de cette énigme médicale préconisèrent une surveillance médicale et biologique régulière.

Mais l’état clinique du patient s’aggrava au fil des semaines : l’état subfébrile se transformait peu à peu en fièvre ondulante. Le malade perdait du poids. De vives douleurs articulaires firent leur apparition. Devant cette évolution péjorative, l’avis d’un éminent hématologue, le Pr Nathan Rosenthal de la Columbia University, fut sollicité à deux reprises.

La fièvre restait élevée, l’amaigrissement devenait impressionnant, les anomalies hématologiques persistaient. Un nouvel examen de la moelle mettait en évidence une augmentation marquée de l’activité des mégacaryocytes. L’hématologue concluait : “ces particularités ne sont pas inhabituelles dans un état de thrombocythémie essentielle associée à une polycythémie”.

Malgré cela, le musicien refusa toute hospitalisation. Il fallut l’insistance de son médecin de famille et l’intervention de l’Université Harvard pour qu’il accepte en mars 1943 une hospitalisation au Mount Sinai Hospital de New York dans le service de pneumologie.

 

Un état de thrombocythémie essentielle associée à une polycythémie

A sa sortie quelques jours plus tard, le rapport d’observation à l’attention de son médecin traitant établissait le diagnostic de tuberculose pulmonaire évolutive et confirmait la polycythémie. Quatre séances de radiothérapie sur les membres inférieurs furent appliquées pour cette dernière affection. Pour Jean-Louis Michaux, “ces résultats hématologiques associant une hyperleucocytose granuleuse, une très importante basophilie associée à une hyperéosinophilie, une myélémie modérée et une hyperthrombocytose majeure pouvaient… et devaient faire évoquer le diagnostic de leucémie myéloïde chronique”.

La suite fut marquée par une lente amélioration de l’état général : la fièvre s’amenda peu à peu, les douleurs articulaires s’estompèrent et le malade repris du poids. Contre toute attente les infiltrats pulmonaires disparurent et l’hémogramme se normalisa au bout de quelques mois. Bartók retrouva son inspiration et écrivit deux nouvelles œuvres musicales.

Mais l’évolution fut marquée par une nouvelle poussée de la maladie qui se manifesta par un état subfébrile et des douleurs spléniques ; la rate avait augmenté de volume et les globules blancs atteignaient près de 30 000 par µl. Des séances de radiothérapie au niveau de la rate amenèrent une nouvelle stabilisation de l’affection. Pour un temps limité cependant.

 

Une métamorphose en leucémie aigüe

Puis les ennuis de santé de Bela Bartók se multiplièrent. Une résistance au traitement s’installa. La dernière phase de la maladie évolua rapidement et fut marquée par une croissance incontrôlable des globules blancs, dans un tableau de fièvre, de douleurs osseuses, d’infections multiples, de saignements disséminés. D’un caractère immature au départ, les globules blancs s’étaient mutées en cellules leucémiques blastiques. L’anémie était intense, le nombre des plaquettes effondré. La maladie subissait une métamorphose en leucémie aigüe qui entraîna le décès de Bartók le 26 septembre 1945 après 40 mois d’évolution.

Quant à l’origine des lésions floconneuses du poumon gauche reconnues sur la radiographie du thorax de mai 1942, elle est restée mystérieuse durant toute son évolution et le diagnostic de tuberculose pulmonaire émis à plusieurs reprises ne fut jamais authentifié sur le plan bactériologique. Ces lésions ont particulièrement intrigué les différents médecins en charge du problème de santé de Bartók au point qu’un des leurs déclara à son patient : “It’s a baffling case” (c’est un cas déroutant).

 

Une leucémie myéloïde chronique

Selon Jean-Louis Michaux, “l’atteinte pulmonaire peut être une localisation d’un syndrome tumoral lié à une hématopoïèse extra-médullaire soit sous forme d’un tableau de pneumopathie infiltrante diffuse soit sous forme d’infiltrats en foyers correspondant à des images de chlorome. Des épanchements pleuraux leucémiques s’observent également dans de telles situations”.

Autre hypothèse, une hypertension artérielle pulmonaire (HTAP) qui se rencontre dans les syndromes myéloprolifératifs ; elle est liée, d’une part à l’infiltration du parenchyme pulmonaire par les cellules hématopoïétiques ou hématopoïèse extramédullaire, mais aussi à la thrombose artérielle pulmonaire due à la thrombocytose et à l’érythroblastose.

Jean-Louis Michaux propose “de réunir la dégradation de l’état santé, les images pulmonaires erratiques, le tableau hématologique insolite sous un dénominateur commun : la leucémie myéloïde chronique avec des localisations organiques dominantes : le foie, la peau et peut-être le poumon”.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : A.B.

 

D’après la communication de Jean-Louis Michaux à l’Académie de Médecine (15 mai 2015).