Quand on choisit médecine, on choisit d’être d’un côté du bureau et pas de l’autre. Oui mais voilà, les médecins sont humains et peuvent, un jour, se retrouver dans le rôle du patient. L’accepter reste encore très compliqué, et l’offre d’une prise en charge adaptée demeure insuffisante. Pourtant, lentement, les choses évoluent.

 

Quand elle a commencé à sentir une gêne, le Dr Élise Bizet* n’a d’abord rien fait. Généraliste de 58 ans, elle n’avait jamais consulté. Six mois plus tard, quand la douleur était si forte qu’elle ne pouvait plus marcher, elle s’est décidée à aller voir un ami généraliste. Une opération et six mois d’arrêt ont suivi.

 

Les médecins croient être légitimes à ne pas se soigner

“Les cordonniers sont les plus mal chaussés, et les médecins se soignent mal”, reconnaît le Dr Bruno Kezachian, membre du Conseil national de l’Ordre et président de la Commission nationale d’entraide. Les faits sont connus, et si le tabou sur la santé des médecins semble se lever doucement depuis une dizaine d’années, les améliorations sont lentes. “Les médecins croient avoir une capacité d’autodiagnostic. Ils ont accès aux médicaments, donc la facilité fait qu’ils vont vers une autoprise en charge. Mais à l’Ordre, nous plaidons pour qu’ils aillent voir un confrère”, souligne le Dr Kezachian. Las, dans les faits plus de 80% des médecins n’ont toujours pas de médecin traitant.

“Le piège, c’est qu’on a besoin de temps, d’un regard extérieur. Le soignant est trop immédiat par rapport à sa maladie”, rappelle le Dr Éric Galam. Médecin généraliste et enseignant à l’université Paris-Diderot, il travaille depuis plus de vingt ans sur la question. “Les médecins croient être légitimes à ne pas se soigner. Il y a un vrai blocage culturel. Le fait que les soignants se pensent invulnérables, indestructibles fait partie de ce qu’on appelle le curriculum caché. C’est le processus qui transforme les gens en médecins, qui les fait passer de l’autre côté du bureau. C’est un phénomène d’acculturation, on s’approprie la place du soignant et on oublie qu’on n’est pas que médecin, qu’on est aussi un être humain, donc faillible.”

Retard de la prise en charge, déni, négligence et banalisation des symptômes caractérisent l’attitude du soignant face à l’apparition de la maladie. Les connaissances du médecin font qu’il lui est difficile de juger du moment où il ne peut plus continuer seul et doit s’en remettre à un confrère. “Là où c’est simple, c’est si je me casse une jambe. Je sais bien qu’il faut que j’aille voir un orthopédiste. Je ne sais pas faire autrement. Mais ensuite je vais tenter de reprendre le contrôle.” Prendre ou pas les médicaments prescrits, discuter la posologie, remettre à plus tard des examens complémentaires. Quand le traitement revient dans son giron de compétences, le médecin a de nouveau tendance à l’autodiagnostic. “On est en pleine confusion des rôles.”

Pourtant, dès que les médecins sont interrogés sur la prise en charge de leur santé, les taux de réponse sont invariablement plus élevés que pour d’autres sujets, preuve de leur intérêt. “Les médecins s’en accommodent, mais ils ont conscience de ne pas prendre assez soin de leur santé. Ils aimeraient avoir un endroit pour poser leurs valises, mais ce n’est pas facile à trouver”, assure le Dr Marc Garcia, médecin généraliste et maître de conférences à Montpellier.

Parce que le médecin n’est pas un patient comme les autres, des structures se créent pour prendre en charge ces malades au statut particulier. “Nous faisons un effort intense de structuration de la prise en charge du médecin malade, assure le Dr Kezachian, conseiller ordinal. L’entraide est une priorité du Cnom. Depuis la présidence du Dr Bouet particulièrement, beaucoup d’énergie est investie dans ce domaine.”

 

Des médecins aux profils très variés

Depuis dix ans, l’Association d’aide professionnelle aux médecins libéraux (Aapml) offre un dispositif d’écoute téléphonique, d’accompagnement anonyme et de soutien psychologique spécialement dédié aux médecins libéraux, accessible en permanence, visant à prévenir le burn out. Sur un autre registre, l’Association pour la promotion des soins aux soignants (Apss) permet de faire hospitaliser des soignants à l’écart de leur lieu d’exercice afin de leur garantir une confidentialité. Mais ces réponses spécifiques ne sauraient être une offre suffisante à la prise en charge des médecins malades.

Quand il a été élu à la tête du conseil départemental de la Haute-Garonne il y a sept ans, le Dr Jean Thévenot en a fait le constat. “On voyait des médecins en difficulté, des suicides, et il n’y avait rien pour la prise en charge des médecins libéraux. Alors que des programmes existent au Québec par exemple depuis les années 1990, il y avait un vrai retard en France”, se souvient le médecin. Il a donc fallu créer un nouveau modèle. “On s’est dit qu’on allait essayer de faire une sorte de médecine du travail pour médecins libéraux.”

En mai 2010 est née l’association Mots. Créée en Haute-Garonne, puis développée en Midi-Pyrénées, la structure existe aujourd’hui dans huit régions. “Au bout de six mois, on avait pris en charge suffisamment de médecins pour penser qu’il fallait continuer. Depuis cinq ans, nous avons pris en charge autour de 350 médecins”, explique le président de l’association. D’ailleurs, la structure reçoit des médecins aux profils très variés. Autant d’hommes que de femmes, de jeunes que de moins jeunes, mais aussi autant de libéraux que de salariés du public. “Ce n’est pas si surprenant. Ils ont du mal à aller vers leur médecin du travail, car cela leur pose un problème de confidentialité”, souligne Jean Thévenot.

 

“Les médecins sont sur leur vélo, ils pédalent toute la journée, sans lever la tête.”

Une accueillante reçoit les appels, et les transfère vers un médecin effecteur. Dans la plupart des cas, ce sont des médecins du travail salariés de l’association. Un questionnaire d’évaluation est envoyé au médecin-patient pour faire le point. Ensuite viennent un ou plusieurs entretiens, téléphoniques ou physiques, dans un lieu à la convenance du médecin en demande. “Nous sommes une sorte de plateforme d’orientation, pour les envoyer vers une psychothérapie, une hospitalisation, ou même un expert-comptable ou un informaticien suivant ce qui peut les aider, explique le Dr Thévenot. Les médecins sont sur leur vélo, ils pédalent toute la journée, sans lever la tête.”

Une analyse partagée par le Dr Marc Garcia, à l’origine d’une jeune association, Inter-Med, qui proposera à partir de début avril des consultations dans le Gard aux médecins qui le souhaitent. “J’ai 57 ans, et comme mes confrères je me soigne mal, et je dois faire face à une surcharge de travail et une population vieillissante. Je me suis dit qu’on pouvait aller dans le mur”, confie le généraliste pour expliquer l’origine de sa démarche. Les consultations seront assurées dans les locaux des maisons médicales de garde du secteur par des médecins généralistes volontaires, “qui ont de la bouteille”, et bénévoles. D’ailleurs, les consultations ne seront pas payantes. “C’est un service à rendre aux collègues. Et je ne suis pas de ceux qui disent que faire payer, c’est mieux soigner”, glisse le Dr Garcia, qui se donne trois ans pour évaluer le succès de son initiative. “C’est loin d’être gagné. Ils vont venir, puisqu’il y a un réel besoin. Mais ils doivent surtout revenir. Il faut arriver à lutter contre les résistances et créer une alliance thérapeutique”, poursuit le médecin.

Maître de conférences à Montpellier, il a dirigé en 2013 une thèse sur la faisabilité d’un service de médecine préventive pour les médecins généralistes en Languedoc-Roussillon. “Ils sont demandeurs d’une prise en charge proche de celle qu’ils proposent à leurs patients : prévention, globalité et continuité des soins, coordination de la prise en charge mais aussi, dépassant le cadre de la prévention, une possibilité de premier recours si besoin”, note ainsi Fanny Grau-Coppieters dans les conclusions de sa thèse.

 

Les médecins se doivent assistance dans l’adversité

Par ailleurs, “pour être viable, le service devra respecter les nombreuses contraintes professionnelles des médecins. Il devra rester souple pour ne pas rajouter une obligation supplémentaire qui serait rédhibitoire : peu chronophage, facile d’accès, sur la base du volontariat, incitatif mais non coercitif”. Cette règle du volontariat est essentielle et doit être le fondement de toute initiative de prise en charge de médecins. “Un jour, une équipe hospitalière nous a appelé, pour un confrère qui avait des problèmes d’addiction à l’alcool. Nous avons dû leur dire qu’on ne pouvait rien faire. Que c’était à eux de discuter avec le médecin, pour qu’il fasse lui-même la démarche de nous appeler”, souligne le Dr Jean Thévenot, président de l’association Mots.

Des proches, des parents ou même des patients d’un médecin en souffrance ont déjà pris contact avec l’association. C’est pourtant un bon signe, assure le médecin, celui d’une évolution des mentalités sur la question du médecin malade. “L’attitude des confrères, quand un médecin va mal, c’est en général de lui tourner le dos”, regrette le Dr Thévenot. Pourtant, l’article 56 du code de déontologie médicale l’assure : “Les médecins se doivent assistance dans l’adversité.” Et même, dans ses récents commentaires de l’article, le conseil de l’Ordre ajoute : “Au-delà d’une obligation morale, l’assistance aux confrères dans l’adversité est aussi une obligation déontologique et confraternelle ; le terme adversité devant être entendu au sens large englobant les difficultés de santé, matérielles, morales, sociales et professionnelles.”

Pour autant, en France, personne ne peut contraindre un médecin à consulter. À la différence de la Catalogne, par exemple, où l’obligation de soins est corrélée à l’autorisation d’exercice. S’agit-il d’un progrès dont la France devrait s’inspirer ? Pas nécessairement, estime le Dr Jean Thévenot. “Ce sont des situations qui doivent rester extrêmes. Je pense qu’on peut arriver à résoudre bien des problèmes par la conviction. Si on fournit les moyens d’une prise en charge, le médecin l’accepte.”

 

“Comment voulez-vous qu’un médecin soit incité à s’arrêter s’il n’a pas de revenus pendant trois mois ?”

Car au-delà des freins culturels existent aussi des barrières plus techniques, en termes d’organisation du cabinet, par exemple. “Quand le médecin est malade, il ne veut pas s’arrêter parce qu’il faut qu’il gère son entreprise, et que, s’il n’est pas là, elle continue à fonctionner avec des charges, rappelle le Dr Galam. En plus, il se demande qui va s’occuper de ses patients.” Quand elle a dû s’arrêter, le Dr Élise Bizet a eu la chance de pouvoir compter sur sa remplaçante régulière, présente dès le premier jour. Et elle avait souscrit une assurance privée, qui ne lui a pas servi pendant trente ans, mais qui, le jour venu, a pu lui verser des indemnités sans attendre les quatre-vingt-dix jours de carence de la Carmf. Mais ce n’est pas le cas de nombreux médecins. “Comment voulez-vous qu’un médecin soit incité à s’arrêter s’il n’a pas de revenus pendant trois mois ? C’est hallucinant. Il faut raccourcir ce délai”, clame le Dr Thévenot.

Même à la Carmf on est conscient du problème que pose ce trop long délai de carence. “Mais ce délai de trois mois nous est imposé légalement, la Carmf ne peut pas décider de le réduire”, indique-t-on. Un début de réflexion a été amorcé, un temps, pour voir comment mettre en place une sorte de délégation par un assureur privé qui couvrirait les médecins dès trente jours de carence. “Mais ça n’a rien donné pour le moment. Les médecins doivent s’assurer de leur côté.”

Comme ses confrères, le Dr Galam regrette que ces préoccupations soient à la seule charge du médecin. “La santé des médecins est un problème de santé publique, s’accordent-ils à dire. Si on reconnaît que le médecin participe d’un dispositif de soins où il a un travail de santé publique, son absence n’est pas que son problème.” Pour le Dr Éric Galam, une chose est claire : si on veut aider les médecins à s’arrêter, il faut leur proposer des solutions pour les remplacements et pour la gestion de leur absence. “S’il n’y a pas de solution pour ça, ils continuent à travailler tant qu’ils peuvent, jusqu’à ce qu’ils tombent. Et quand ils tombent, c’est encore pire.”

Si la prise de conscience d’une prise en charge adaptée se fait lentement au sein du corps médical, les tutelles sont encore loin d’être à la hauteur du problème et n’accompagnent pas assez les médecins dans leurs besoins. “C’est comme dans Mission impossible, remarque Éric Galam. À l’époque, ça commençait dans une cabine téléphonique où le héros recevait un message avec les instructions. Et le message se terminait en disant “Si ça marche pas, si tu es pris ou qu’il y a un problème, on ne te connaît pas, on n’a rien à voir avec toi”. C’est un peu la même chose pour la médecine. On demande aux médecins plein de choses, mais s’il y a un problème, on n’est pas responsable.”

À tous les niveaux, les critères sont encore loin d’être réunis pour que les médecins soient enfin soignés de manière adaptée, mais quelques signaux laissent entrevoir une lente amélioration. Quelques thèses ont abordé le sujet ces dernières années, signe que les étudiants s’approprient le thème. “Maintenant, il faudrait une fédération des associations pour avoir une porte d’entrée unique et travailler ensemble, suggère le Dr Thévenot. Ça se fera peut-être. D’ici vingt ans.”

 

*Le nom a été modifié

 

Soigner des soignants : bientôt une formation

Pour le médecin qui prend en charge un confrère, l’expérience peut aussi être déroutante. Rigueur, franchise et respect d’une distance thérapeutique sont indispensables. “Il faut arriver à définir la position de chacun, patient et médecin. C’est difficile, on est en plein dans l’impureté médicale, explique le Dr Éric Galam. Mais soigner des soignants, ça s’apprend !”, assure le généraliste. C’est pourquoi il a contribué à la mise en place de deux programmes de formation sur le sujet qui commenceront à l’automne 2015. Une première en France. Un DPC sur trois jours, proposé par l’université Paris-Diderot et Pierre-et-Marie- Curie, aura pour objectif de sensibiliser les soignants au fait de soigner les collègues. Par ailleurs, un diplôme inter-universitaire (DIU) porté par l’université Paris-Diderot et Toulouse-Rangueil devrait démarrer à l’automne 2015. Il est prévu quatre sessions de trois jours.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Fanny Napolier