Avec son dernier roman, Réparer les vivants, Maylis de Kerangal opère une plongée chirurgicale dans le monde méconnu de la transplantation cardiaque, avec un réalisme très marqué et une émotion toujours palpable. Pendant 24 heures, nous suivons le cœur du jeune Simon Limbres, en état de mort cérébrale après un accident de voiture survenu dans la foulée d’une session de surf.

 


Egora.fr : Qu’est-ce qui vous a donné envie d’écrire sur ce sujet ?

Maylis de Kerangal : En 2007, j’avais déjà écrit un texte très court sur la transplantation cardiaque à la suite d’un reportage vu à la télé. Cœur de nageur pour corps de femme compatible avait alors été publié dans un ouvrage réalisé pour les dix ans des éditions Verticales. C’était un sujet que je trouvais très intense, très spectaculaire, parce qu’il y a de l’urgence, de l’héroïque, de l’exceptionnel. Puis il y a deux ans, j’ai été touchée par des deuils personnels qui mettaient chacun en scène, de manière inversée, le motif du cœur humain. D’une part, des gens en bonne santé qui faisaient des infarctus. Et, d’autre part, des gens arrivant au terme d’une longue maladie, mais qui avaient conservé un cœur intact dans un corps décharné. À ce moment-là, j’ai été assez éprouvée, et probablement cela a-t-il réactivé cet intérêt ancien que j’avais eu pour la transplantation. J’ai démarré Réparer les vivants en juillet 2012, et contrairement au petit texte de 2007 j’ai envisagé le cœur dans sa double dimension, c’est-à-dire pas seulement la pompe, le muscle mais aussi ce qui serait le lieu de l’amour dans le corps de l’homme. Le fait d’en faire l’organe du sentiment a revitalisé le livre et m’a surtout donné envie de l’écrire. Cela a été un travail très intense, qui a duré un an et dans lequel j’ai intégré la documentation au fur et à mesure, en fonction de l’endroit où m’amenait le livre.

 

Justement, quelles connaissances aviez-vous du monde médical ?

C’est un monde que j’ai complètement découvert, même si mon frère est chirurgien cardiothoracique au Val-de-Grâce et que dans ma famille maternelle il y a beaucoup de médecins dans la marine. J’ai donc mené un travail de documentation très important, qui infuse tout le livre et pas seulement les passages concernant le milieu médical. Pour cela, j’ai d’abord été voir du côté de l’Agence de la biomédecine, qui m’a mise en contact avec un infirmier coordinateur de prélèvements. Cette rencontre a illuminé mon travail. Il a déplié pour moi tout le processus de la greffe, y compris dans ses attendus juridiques. J’ai aussi rencontré un médecin urgentiste, pionnier de l’agence, qui m’a parlé de l’aspect historique de la greffe et de l’établissement du logiciel Cristal, qui garantit l’étanchéité de l’identité entre donneurs et receveurs. Et puis j’ai aussi pu discuter avec un médecin de l’équipe du Pr Leprince, à La Pitié-Salpêtrière. J’ai ainsi pu assister à une opération de greffe, et non pas de prélèvement. J’ai donc un peu dû imaginer ce passage-là même si on trouve énormément de documentation là-dessus.

 

Est-ce qu’il était important pour vous de coller au plus près à la réalité ?

Ce qui m’intéressait ce n’était pas d’être dans une optique uniquement réaliste parce que le livre est un roman, une fiction. Il y a donc beaucoup de choses qui sont de l’ordre du fantasme. Mais j’avais besoin d’être extrêmement précise dans l’idée que je me faisais de la transplantation, pour ensuite évaluer à quel point je m’en éloignais et surtout le décider. Par exemple, sur la garde, je la décris comme je l’imagine, d’après les perceptions que j’ai pu amasser dans les moments passés à l’hôpital. Ce climat, cette enclave qui a quelque chose d’érotique, la nuit où tout est éteint mais où on entend toutes les pulsations du service, c’est l’idée que je m’en fais. Il y a aussi le fait que mon récit se déroule sur vingt-quatre heures. J’y tenais pour des raisons de forme, pour qu’il y ait une unité de temps (la journée), une unité de lieu (l’hôpital du Havre) et une unité d’action (la transplantation). Ce sont ces trois aspects qui fondent la tragédie, avec l’idée que la Terre fait un tour sur elle-même et que c’est un cycle, que ça continue. Ça donnait pour moi une sorte de résonnance assez cosmique à cette histoire. Cela est réaliste que ça aille si vite, mais ce n’est pas la temporalité la plus observée quand le défunt n’a pas laissé de consignes et qu’il faut rassembler la famille. Là encore, sur cette question, j’ai fait un choix. Autour du défunt, j’ai voulu qu’il n’y ait que son père et sa mère pour resserrer la focale sur ce lien. De même, quand la mère apprend que Simon est dans un état de coma avec des lésions irréversibles, elle quitte l’hôpital, elle éprouve le besoin de sortir parce qu’elle étouffe, alors que ce que l’on observe en général, dans des cas similaires, c’est que les parents restent auprès du défunt. Finalement, j’ai eu besoin de beaucoup de documentation, mais je ne me suis pas sentie redevable ou soumise au réel. Le lieu du roman est celui d’une expérience du réel. C’est le lieu de la vie. Je n’ai pas du tout fait ce livre comme un reportage journalistique. C’est une œuvre littéraire, donc il y a un déplacement, il y a une reformulation du réel même si celui-ci est extrêmement présent.

 

Quelles ont été vos sources d’inspiration ?

Elles sont apparues au fur et à mesure de l’écriture du livre. Mais j’ai tout de suite envisagé ce roman comme une chanson de geste. Ce récit d’une action d’éclat, qui met en scène un collectif, souvent des héros, l’amour et la guerre, avec souvent le motif du cœur. On donne son cœur, on se bat pour le cœur de quelqu’un. C’est important parce que le livre essaye de reconnecter toute cette question de la mort et de l’amour au mythe grec avec, par exemple, le chant de la belle mort à la fin, que l’infirmier offre à Simon. Ce sont des références qui sont venues petit à petit. Je fais aussi allusion à Jean-Claude Ameisen [auteur de La Sculpture du vivant, Ndlr], qui explique le rôle de la mort dans le vivant, la façon dont la mort participe intrinsèquement à la création du vivant. Et c’est tout à fait ça dans le roman.

 

Quel retour avez-vous eu de la part du monde médical ?

J’ai reçu beaucoup de témoignages de personnes qui travaillent dans la transplantation au quotidien et qui étaient assez bouleversées. On m’a aussi souvent dit que je rendais l’hôpital magnifique, un lieu d’empathie avec ces personnages extraordinaires, alors qu’en réalité c’est un lieu plus rugueux. C’est vrai que j’en ai fait un traitement par le haut, avec des personnages héroïques, parce que c’est la manière dont j’envisage la transplantation. Un haut fait, une action d’éclat de notre contemporain. Ça met en place des chaînes humaines, des gestes, un langage qui mettent en avant ce que peuvent faire des hommes les uns pour les autres. C’est une sorte d’hommage.

 

Est-ce que finalement ce n’est pas un manifeste pour le don d’organes ?

C’est compliqué parce que c’est vrai que ce livre agit comme ce qui pourrait être ma carte de donneur. Pour autant, je ne l’ai pas conçu comme un manifeste, je n’avais pas de discours à dérouler. Et on le voit bien notamment quand j’évoque les résistances du père. Les images qu’il convoque sont très violentes : ‘’je ne veux pas qu’on l’ouvre et qu’on le dépiaute’’, c’est ce qu’il dit. Je n’ai pas du tout souhaité esquiver cela ou le nier. C’est la richesse du roman. C’est un livre qui creuse, éclaire cette histoire de dons, donc il y a forcément une sensibilisation. Mais j’ai toujours été vigilante à ne pas tomber dans l’écueil moralisateur. Ce qui est important c’est de permettre à chacun de formuler sa position, de s’interroger. Qu’est-ce que je ferais, moi, à leur place ? C’est le livre de la communauté et le livre de chacun. Dans le don, le corps de celui qu’on aime est mis à distance, par ce geste héroïque, on le remet au pot commun en quelque sorte pour qu’il puisse en réparer d’autres. On collectivise le corps. Il y a une désacralisation, une déprivatisation au service de la communauté. C’est quelque chose de très fort. Selon moi, c’est ce qui fonde le commun de notre société.

 

“Marianne, tu m’as appelé. Illico fond en larmes – chimie de la douleur –, incapable d’articuler un mot tandis qu’il prononce à nouveau : Marianne ? Marianne ?” Lire un extrait de Réparer les vivants.

“Entre nous, Maylis de Kerangal… quel don de la nature voudriez-vous avoir ? L’oreille absolue…” Lire Entre nous, avec Maylis de Kerangal.

 

Maylis de Kerangal est née en 1967 à Toulon et a grandi au Havre, où elle prépare une hypokhâgne.
En 1985, elle s’installe à Paris et poursuit ses études d’histoire, de philosophie et d’ethnologie.
Au début des années 1990, elle est éditrice jeunesse aux éditions Gallimard, puis elle crée la collection « Le Baron perché » aux éditions Vilo avant de se consacrer à l’écriture.
Son premier roman Je marche sous un ciel de traîne est publié aux éditions Verticales en 2000. Deux autres romans seront également publiés chez Verticales, La Vie voyageuse en 2003, Corniche Kennedy en 2008, ainsi qu’un recueil de nouvelles en 2006, Ni fleurs ni couronnes.
En 2010, elle reçoit le prix Médicis pour Naissance d’un pont et le prix Landerneau en 2012 pour Tangente vers l’est. Réparer les vivants a reçu cette année le grand prix RTL-Lire et le prix du Roman des étudiants France Culture-Télérama.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Concepcion Alvarez