Le projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) pour 2022, en cours d’examen au Parlement, a réservé son lot de surprises aux médecins libéraux : accès direct pour les masseurs-kinésithérapeutes et les orthophonistes, ouverture de prescriptions normalement réservées aux médecins aux infirmières en pratique avancée (IPA), conventionnement sélectif… Le président des Généralistes-CSMF, le Dr Luc Duquesnel, alerte sur les effets pervers de ces mesures, prises sans concertation. “La première victime sera le patient“, déplore-t-il.

 

Le PLFSS 2022 permet un accès direct aux masseurs-kinésithérapeutes et orthophonistes et ouvre la primo-prescription aux IPA. Est-ce la fin du parcours de soin coordonné par le médecin traitant ?

Dr Luc Duquesnel : Si c’est décidé par les professionnels de santé eux-mêmes sur le territoire, en particulier dans le cadre d’un exercice coordonné et protocolisé par ces professionnels, il n’y a pas de problème à organiser un accès direct. En revanche, s’il s’agit de décisions personnelles sans lien avec le médecin, c’est très clairement un coup de canif dans le rôle du médecin traitant dans le parcours de santé du patient. Le médecin en sera peu, voire pas informé. Il pourra y avoir des décisions contradictoires et globalement, je crois que la première victime de tout cela sera le patient, car il sera confronté à des professionnels qui vont s’opposer sur leur place dans le parcours. Ce sera illisible et détestable s’il y a des situations conflictuelles…

Si je prends l’exemple de l’IPA, elle a déjà du mal à vivre en libéral aujourd’hui car elle est victime de la méfiance des généralistes par rapport à cette nouvelle organisation des parcours. Là, on remplace la méfiance par de la défiance. Pourtant, le rôle de l’IPA a vocation à devenir essentiel dans les soins primaires, surtout au départ dans les territoires où il y a des problèmes d’accès aux soins… Il suffit de voir les maisons et centres de santé qui salarient des IPA : l’infirmière praticienne prend en charge des patients atteints de pathologies chroniques stabilisées, en lien avec le médecin traitant, dans des parcours protocolisés, dans le cadre d’une organisation professionnelle coordonnée. Mais là, on est en train de bruler les étapes. Il fallait d’abord installer l’IPA dans le paysage, conforter son rôle dans le parcours. Là, c’est la mort annoncée de l’IPA libérale.

 

Il est en revanche prévu que l’accès direct aux kinés et aux orthophonistes se fasse dans le cadre de “structures d’exercice coordonné”…

Dans ces conditions, cela ne me pose pas de problème sur le principe car ce sont déjà des choses que l’on fait officieusement. Rien ne se met en place si tout le monde n’est pas d’accord. On se connait, on protocolise ensemble les parcours, on échange par messagerie sécurisée, voire par un système d’information dédié à ces parcours.

 

Un décret doit préciser les modalités de mise en œuvre de ces deux “expérimentations”. Quels champs d’intervention pourraient selon vous bénéficier d’un accès direct ?

Pour les kinés comme pour les orthophonistes, on sait qu’il y a souvent des prescriptions qui ne sont pas adaptées car on connait mal les métiers. Pour les orthophonistes par exemple, par des prescriptions inadaptées, on va bloquer des rendez-vous pour des patients qui n’en ont pas vraiment besoin… Pour les kinés, on a des patients qui, du fait de prescriptions là aussi inappropriées, passent l’année à se faire masser le dos.

Si les orthophonistes et les kinés sont en capacité de prioriser les demandes et de prendre plus rapidement en charge des patients qui ont une aphasie post AVC pour les premiers ou des troubles de l’équilibre pour les seconds, c’est très bien mais toujours dans le cadre d’un exercice coordonné et protocolisé.

Mais je me pose néanmoins la question de savoir si l’accès direct va réellement améliorer l’accès aux soins car les délais de rendez-vous sont très longs pour les orthophonistes, de même pour les kinés localement. Sur les territoires où l’on manque de médecins libéraux, on a également un déficit de paramédicaux. Il faudra évaluer… Mais ce qui est sûr, c’est que l’accès direct ne va pas augmenter le nombre d’orthophonistes en France !

Tout ça doit se discuter sur le terrain entre professionnels. Ce n’est pas en clivant les professions au travers d’un texte de loi élaboré sans concertation qu’on y arrivera.

 

L’autre surprise de ce texte, c’est un amendement du Sénat fixant comme condition préalable au conventionnement des médecins libéraux d’avoir remplacé durant six mois dans une zone sous-dotée. La disposition a été supprimée, mais une proposition de loi déposée vendredi dernier impose 3 ans d’exercice dans un désert à tous les jeunes thésés. Face à ces élus locaux toujours plus tentés par les mesures coercitives, que proposez-vous pour résoudre la problématique de la pénurie de médecins à court terme ? Quelle serait votre ordonnance pour les candidats à la présidentielle ?

Il faut tout d’abord rappeler que ce sont les formations politiques de tous ces élus qui, lorsqu’elles étaient au pouvoir ces 30 dernières années, sont responsables de la démographie actuelle déficitaire, tant en ambulatoire qu’à l’hôpital. Il est aussi surprenant que ces mesures, qui seront sans effet vu l’absence de zones sur-dotées actuellement en médecins traitants en France, ne concernent que l’ambulatoire et pas l’hôpital alors que la situation est encore plus grave dans ces établissements qui, aujourd’hui, sont obligés de fermer régulièrement leur service des urgences faute de médecins.

Je ne comprends pas pourquoi on stigmatise à ce point les jeunes médecins, quand on voit leurs conditions d’exercice dans les hôpitaux qui pourraient parfois être assimilées à de la maltraitance. On alourdit encore leur parcours jusqu’à l’installation. De toute façon, ces nouveaux diplômés n’iront pas dans les zones qui en ont le plus besoin. Je rappelle qu’au mois d’octobre, un décret a modifié les critères de définition des zones sous-denses : il y a des régions où plus de 90 % de la population sera en zone fragile (zone d’intervention prioritaire + zone d’action complémentaire). Ce qui veut dire que ces jeunes auront toujours la possibilité d’aller dans les villes et non dans les zones rurales à distance des agglomérations.

Je pense qu’il y a deux façons d’améliorer rapidement l’accès aux soins, en attendant les effets de l’augmentation du numerus clausus dans 8 à 10 ans. Premièrement, rendre plus attractif le cumul emploi-retraite. Si l’on ne travaille plus qu’à mi-temps, c’est aujourd’hui très pénalisant : les cotisations sont les mêmes que pour un actif, sans acquisition de droits supplémentaires. Un médecin qui prend sa retraite aujourd’hui, s’il continue à travailler à temps partiel, il est opérationnel dès demain matin.

Deuxièmement, il faut permettre aux médecins généralistes d’embaucher des assistants médicaux de niveau infirmière à temps plein, comme on le voit à l’étranger. Sans travailler plus, on prend en charge plus de patients et les prises en charge sont de meilleures qualités. Il faut arriver à bien identifier les freins pour les lever et mettre en place une ingénierie pour accompagner les médecins libéraux dans cet important changement de leurs organisations professionnelles.