Alors que certains professionnels de santé sont contraints de jeter des doses de vaccin AstraZeneca, faute de volontaires, des médecins ont fait le choix d’en administrer à quelques patients de moins de 55 ans, sélectionnés au cas par cas, en dehors donc de la cible recommandée par la Haute Autorité de santé (HAS). Une décision “évidente” pour les uns, mais jugée “risquée” pour les autres.

 

Le Dr Patrick Vogt est amer. Ce mercredi soir, après une journée éreintante, le médecin généraliste de Mulhouse (Haut-Rhin) a été contraint de jeter des doses de vaccin AstraZeneca, faute de volontaires. Sur les dix doses que contient son unique flacon, six seulement ont trouvé preneurs. “Jamais je n’aurais pensé que je vivrais une situation comme celle-ci un jour : jeter des doses en pleine pandémie”, déplore le praticien. Ce dernier s’apprête à arrêter la primo-vaccination, après avoir administré 150 doses en mars et seulement 25 en avril, car il “ne peut pas continuer comme ça”. “Ça ne fonctionne plus”, admet-il.

 

 

Parmi les six doses qu’il a injectées cette semaine, trois sont allées à des patients de moins de 55 ans, en deçà donc de la recommandation de la Haute Autorité de santé (HAS) qui préconise une administration aux plus de 55 ans, constatant des cas “rares” mais “graves” de troubles de la coagulation. Cette décision, le Dr Vogt l’assure, il l’a prise au regard du bénéfice/risque et par manque de volontaires dans la cible prioritaire. “Un homme après 45-50 ans a très peu de risques de faire une complication vaccinale. Par contre, avec les variants, on sait qu’il peut entrer dans la liste de ceux qui risquent de faire un séjour en réa, s’il a des facteurs de risques : hypertension, obésité, tabagisme… Je vois beaucoup de ces patients-là dans mon cabinet.”

Estimant que le danger actuel n’est pas tant celui du vaccin, mais bien le Covid lui-même, le médecin a ainsi incité certains de ces patients à se faire vacciner. “Les patients à qui le vaccin est profitable et qui ne font pas la démarche, je leur demande s’ils ont pensé au vaccin, s’ils accepteraient que je le fasse avec AstraZeneca. S’ils sont d’accord, et bien je le fais ! Même s’ils ont 48, 49, 52 ans… Je les vaccine sans aucun état d’âme”, confie-t-il, avant d’ajouter : “Les centres de vaccination le font depuis le début. A 19h, quand il reste 3 ou 4 doses, ils vaccinent la secrétaire. Pour eux, il s’agit de vaccin ARNm [Pfizer ou Moderna, NLDR], donc ce n’est pas contre indiqué, mais ils ne sont pas dans l’indication formelle.”

 

 

“S’adapter à l’âge physiologique du patient”

S’il a déjà stoppé la vaccination en cabinet depuis plusieurs semaines, – en dehors des deuxièmes injections – découragé par le manque d’engouement et spectateur impuissant de la peur montante, un généraliste de Seine-Saint-Denis, qui souhaite rester anonyme, indique également avoir vacciné deux patients de moins de 55 ans, dont un souffrant d’hypertension “assez sévère”. “Pour ces personnes-là, si on n’a pas d’accès rapide au vaccin Pfizer, je pense que le bénéfice/risque reste vraiment en faveur d’une vaccination à l’AstraZeneca”, a estimé le praticien, qui appelle à “s’adapter au patient, à ce qu’il souhaite, aux risques qu’il prend, à l’âge physiologique de cette personne et puis au contexte local”.

Ce dernier, qui a lui aussi été amené à jeter des doses d’AstraZeneca lors de sessions de vaccination, précise : “Évidemment, il y a des recommandations pour nous guider, c’est très important de les suivre. Maintenant, 55 ans, cela ne veut rien dire. Quelqu’un qui a 54 ans qui a trois pathologies, dont deux cardiovasculaires, n’a pas le même âge physiologique que ma grand-mère de 96 ans qui n’a jamais eu un pépin. Les recos sont bonnes pour une population. A l’échelle individuelle, vous avez quelqu’un en face de vous qui est unique et qui mérite qu’on réfléchisse ensemble.”

De son côté, un médecin généraliste de l’agglomération de Reims hésite à répondre favorablement aux demandes de certains de ses patients non prioritaires, notamment une assistante maternelle qui n’a pas de pathologie chronique mais “se sent en danger” par rapport à son activité. Selon le praticien, cette dernière s’est fait refouler du centre de vaccination. Je ne sais pas comment je vais gérer la chose, je n’ai pas encore pris de décisions, reconnaît-il. On n’a pas une tranche d’âge très différente des 55 ans, malgré tout, on est quand même en dehors des clous.”

 

 

Certificat d’éligibilité

Au regard de la liberté de prescription, vacciner en dessous de 55 ans est tout à fait possible pour les professionnels de santé concernés. Mais leur responsabilité peut être engagée. “Imaginons qu’on ait un accident post-vaccinal, que le patient fasse une thrombose, le médecin qui l’a vacciné serait mal, avertit le Dr Jean-Jacques Fraslin, généraliste à Bouguenais, en Loire-Atlantique. On l’a vu. Pour chaque événement thromboembolique, en France, on a une famille qui porte plainte.”

Face aux sollicitations de ses patients non prioritaires, nombreuses, le praticien est formel : il ne fera aucune injection en dehors des recommandations.

Un avis que ne partage pas totalement le médecin généraliste de Seine-Saint-Denis, où le taux d’incidence est particulièrement élevé. “Les recommandations, ce n’est pas une loi qui vous envoie en prison si vous la contournez, ce n’est pas un décret qui s’applique. Ça ne dispense pas de réfléchir et de s’adapter au contexte. Notre code déontologique, ce n’est pas de respecter les recos de la HAS. C’est d’agir dans l’intérêt du patient et avec son consentement.”

Lorsqu’il se trouve face à des patients avec quelques facteurs de risque, comme l’obésité, le Dr Fraslin a toutefois trouvé une alternative afin qu’ils puissent être protégés. “Dans ce cas, je leur fais un certificat d’éligibilité au vaccin. Avec ce certificat, ils se présentent au centre et les médecins du centre, que je connais, sont plutôt bienveillants et acceptent de les vacciner avec du Pfizer ou du Moderna. Comme ça, on ne prend pas de risques”, explique-t-il, déplorant néanmoins que le ministère de la Santé n’ait pas autorisé les praticiens “à vacciner les volontaires, avec leur accord, en dessous de la limite des 55 ans”.

 

 

Décharges

Pour inciter certains médecins à leur administrer le sérum, certains patients non éligibles se proposent de signer des décharges indiquant qu’ils ne lanceraient pas de poursuites en cas d’accident vaccinal. Parfois même – plus rarement -, ce sont les professionnels de santé eux-mêmes qui en sont à l’origine. “Ça a commencé au tout début de la vaccination”, confirme le généraliste de Seine-Saint-Denis pour qui ce type de pratique “ amène sur un terrain qui n’est pas bon”. Ce dernier craint par ailleurs que le climat de défiance ne fasse peur aux médecins et ne les incite à “se blinder” en ayant recours à ces décharges. Documents qui, assure le Dr Fraslin, “n’ont aucune valeur légale”.

 

 

“Nos patients font parfois des effets secondaires avec des traitements qu’on leur donne. Une personne qui a un syndrome dépressif léger, en théorie, on n’est pas censé la traiter tout de suite par antidépresseurs. Parfois, le contexte fait qu’on va le faire quand même pour des raisons qui nous appartiennent. Or il peut arriver qu’elle fasse une hépatite toxique à l’introduction d’un médicament. C’est arrivé à l’une de mes patientes. Si vous avez pris le temps de lui expliquer avant pourquoi vous vous dirigiez plutôt vers ceci, que vous lui avez demandé son accord, il n’y a pas de procès, assure le médecin qui appelle au “bons sens” et au “calme”. Le truc qui ne fonctionne pas, c’est de dire ‘Vous signez là’. On peut être attaqué avec un consentement signé. Il faut qu’on puisse prouver qu’on a informé le patient.”

“On vit tous les jours avec ce risque en médecine, quand on prescrit des médicaments, et on l’accepte. Je trouve que ce côté émotionnel, de faire croire que le vaccin est aussi dangereux que le Covid est scandaleux. On ne peut pas laisser perdurer cette idée. On a l’impression que les gens seraient plus soulagés d’attraper le Covid qu’une embolie. Je suis désolé, mais non ! Ce n’est pas le même ordre d’idée”, s’insurge pour sa part le Dr Vogt qui indique qu’il ne fait pas signer de décharge mais note tout dans le dossier du patient.

S’il a été découragé par la tournure de la vaccination avec AstraZeneca, le généraliste place beaucoup d’espoir dans le vaccin Janssen qui, selon lui, aura malgré tout les mêmes indications que le sérum suédo-britannique. “Si je l’ai, je continuerai à le proposer à d’autres patients, y compris de moins de 55 ans, d’autant plus s’il me reste des doses en fin de session”, affirme-t-il d’ores et déjà.

Alors que le ministère de la Santé a confirmé avoir eu connaissance de médecins vaccinant en dehors des recommandations d’âge et indiqué qu’une expertise juridique sur ce sujet a été mise en place, Thierry Houselstein, médecin, expert en matière de responsabilité médicale et directeur médical du groupe MACSF, recommande fermement de suivre les recommandations, d’autant plus dans un contexte sanitaire inédit avec “des vaccins récents”. Ce dernier indique que la mutuelle a reçu “quelques appels” de sociétaires qui se posaient des questions sur leur responsabilité.

 

 

“Si le médecin va au-delà de cette recommandation, décide de vacciner, et qu’il y a une réclamation, nous assisterons notre sociétaire et essayerons de le défendre. Mais il n’est pas impossible que certains acteurs tels les CCI [commission de conciliation et d’indemnisation des accidents médicaux, NDLR] ou les tribunaux puissent considérer que la prise en charge n’a pas été conforme. Donc il risque de voir sa responsabilité recherchée et peut-être même engagée”, prévient-il, ajoutant toutefois que dans le cadre de cette campagne vaccinale, la MACSF n’a pas reçu de réclamations en ce sens.

 

Source :
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Auteur : Louise Claereboudt

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