Les papyrus égyptiens révèlent de nombreuses plaintes aux autorités concernant des faits de violence. La grossesse de la femme battue est une circonstance aggravante, en particulier si celle-ci décède, mais la mort de l’enfant n’est pas prise en compte.

Cet article est initialement paru dans La Revue du Praticien, de Juin 2018 : Moi, Téreus, enceinte et battue

 

La masse des papyrus découverts dans les sables d’Égypte, où le climat chaud et sec a permis leur conservation, a livré une foule de documents officiels et privés écrits en grec, qui a été la lingua franca du pays, de la conquête d’Alexandre le Grand en 332 avant notre ère, à celle des Arabes, près d’un millénaire plus tard, en 641. Offrant la possibilité d’établir un contact direct avec les habitants du Pays du Nil, ces textes de nature variée apportent une contribution inégalée à la connaissance de l’Égypte gréco-romaine. Parmi ceuxci, on compte un grand nombre de plaintes ou pétitions adressées à une autorité, concernant des actes de violence physique ou verbale, économique ou psychologique (généralement, plusieurs de ces raisons à la fois), commis à l’encontre de particuliers, hommes et femmes de tout âge, condition physique ou sociale. Elles constituent autant d’aperçus vivants sur les relations personnelles et sociales dans l’arrière-pays égyptien. Les femmes enceintes n’échappent pas à ces agressions, et l’on dispose à ce jour d’un corpus d’une dizaine de plaintes sur papyrus relatives à des coups qu’elles ont reçus. Datés du IIe siècle avant J.-C. au IVe siècle après J.-C., ces documents proviennent de villages de la région du Fayoum, située à une centaine de kilomètres au sud du Caire, mais aussi de Moyenne ou de Haute-Égypte.

 

Demande d’emprisonnement préventif

Le plus ancien parmi tous les cas connus à ce jour apparaît dans une pétition malheureusement fragmentaire retrouvée à Tebtynis, dans le Fayoum (P.Tebt. III.1 800). Remontant au IIe siècle avant notre ère, elle est adressée par le juif Sabbataios, probablement un paysan salarié de son village, au scribe du même village. Elle concerne des violences aggravées sur son épouse enceinte, dont on ne connaît pas le nom, par la juive Iônna. La description détaillée de l’agression est aujourd’hui perdue ; seuls quelques mots sont identifiables. Battue, la malheureuse a été jetée à terre et blessée ; elle est au lit, elle souffre de ses blessures et de sa mauvaise chute ; enceinte (mais le texte n’indique pas de combien de mois), elle risque de perdre l’enfant ou de mourir elle-même, dit le plaignant, qui prie le fonctionnaire de venir se rendre compte lui-même de la situation. Il lui demande aussi d’ordonner un emprisonnement en quelque sorte préventif, afin que, s’il arrivait malheur à la victime, la coupable ne puisse échapper au châtiment plus ou moins grave qu’elle méritera. On ne connaît pas la conclusion de l’affaire.

Pas de conclusion non plus pour l’affaire suivante : provenant d’Hermopolis (Moyenne-Égypte) et daté du 31 octobre 89 avant notre ère, le P.Ryl. II 68 contient une plainte présentée à l’épistate des phylacites, une sorte de préfet de police, par Téreus, qui a été attaquée à mains nues, dans la rue, par Tétéharmais à l’occasion d’une dispute dont les motifs ne sont pas indiqués ; la plaignante était enceinte de 5 mois, dit-elle. D’où une véritable pluie de coups, sur toutes les parties du corps, et la voici malade, alitée, et en danger vital. Elle demande alors que la coupable soit arrêtée et maintenue en détention le temps qu’on observe les conséquences sur sa santé des coups qu’elle a reçus. Et puisque nous connaissons son nom, elle l’a prêté à notre article.

 

Au travail

Dans le nome thinite, en 118 avant notre ère (PSI III 167), Sarapias, fille d’Hermôn, a frappé sa compagne de travail dont le nom et le lieu de résidence sont perdus : elle l’a jetée à terre à la suite d’une querelle verbale qui a dégénéré, et l’a rouée de coups « partout où elle a pu l’atteindre », alors qu’elle est enceinte. Les conséquences de cette agression sur la victime (risque de fausse couche, voire mise en danger de sa vie), étaient vraisembla- blement indiquées, mais l’état fragmentaire de la partie inférieure du document ne permet plus d’en connaître les détails.

 

Des complots féminins

Les plus rocambolesques de ces affaires sont celles qui se passèrent à Oxyrhynchus, en Moyenne-Égypte, en 37, puis en 50 de notre ère, contre Saraeus, la seconde épouse du tisserand Tryphôn (né en 8 de notre ère), dont on a conservé les archives familiales, de 15 à 83 de notre ère. La première fois en 37, au début de l’été, Saraeus est attaquée, lors d’un vrai complot féminin (SB X 10239) : en effet, l’ancienne femme de Tryphôn, Démétrous, et la mère de celle-ci, Thénamounis, s’en prennent à Saraeus ; tard le soir, « sans raison elles l’ont rossée, quoi qu’elle fût enceinte ». En outre, elles lui ont fait des brûlures, sans qu’on ne sache comment ou sur quelles parties du corps. Bref, tout cela provoqua un avortement. En fait il s’agit d’un conflit conjugal, mal liquidé : peu de temps auparavant, Tryphôn avait divorcé de sa première épouse Démétrous, avec laquelle il n’était resté que quelques années, et qui avait fini par quitter le domicile conjugal, en emportant du mobilier qui ne lui appartenait pas. C’est pourquoi, au printemps de la même année, Tryphôn avait déjà remis une pétition au stratège Alexandros (P. Oxy. II 282), où il accusait son ex-femme de vol commis avec la complicité, semble-t-il, d’une autre personne (l’ex-belle-mère ?), et où il priait l’autorité d’ordonner la comparution de Démétrous afin qu’elle reçoive ce qu’elle mérite et qu’elle lui rende ce qui lui appartient. C’est aussi de la même période, précisément du 22 mai 37, soit deux mois à peu près avant l’agression, qu’est daté le contrat de mariage de Tryphôn avec sa deuxième femme. Au moment de l’acte matrimonial, Saraeus était déjà enceinte. Une clause de l’acte prévoit d’ailleurs, en cas de dissolution du mariage par divorce, l’obligation alimentaire du mari envers sa femme enceinte et l’enfant à naître. Nous ne savons pas ce qu’il est advenu de ce bébé, après l’agression subie par sa mère quelques semaines plus tard.

Par une autre pétition de Tryphôn, dont on n’a conservé que la fin, on apprend que, treize ans plus tard, soit en 50 de notre ère, Saraeus a été de nouveau agressée, alors qu’elle était, cette fois-ci encore, enceinte. La coupable est, semble-t-il, une femme, qui a agi avec la complicité d’autres personnes ; cependant, la perte du début du document ne permet plus d’en connaître l’identité, ni de comprendre les circonstances de l’agression qui a aussi touché Tryphôn, et de savoir à quelle autorité la pétition a été remise. Le pronostic vital de l’épouse est engagé ; Tryphôn demande à l’autorité que la principale coupable soit conduite devant elle, et lui laisse le soin de procéder comme bon lui paraît pour les complices.

On ne sait pas non plus comment s’est terminée médicalement et juridiquement en 119-120 la querelle entre Thaisarion, Thenapunchis et Héros (P.Hamb. IV 240, provenance inconnue) ; celle-ci est enceinte de 7 mois, ce qui n’a pas empêché qu’on la cogne rudement et répétitivement « sur toutes les parties accessibles de son corps ». La voici donc au lit, sa grossesse alourdissant le pronostic vital.

 

Un homme aussi, dans une sordide affaire de sous

On assiste à une autre agression de femme enceinte dans P.Mich. V 228, une plainte écrite sous Claude et adressée à Apollonios, stratège du nome arsinoïte ; le pétitionnaire est Thouônis. La veille, cet habitant du
village d’Aréôs Kômè (Fayoum) était en train de régler des comptes avec un berger d’Oxyrhyncha, nommé Bentètis, qui a voulu abuser de lui en ne le payant pas ; se comportant de façon injurieuse à son égard et à celui de sa femme Tanouris, Bentètis a en outre roué de coups cette dernière, la frappant partout où il a pu l’atteindre, bien qu’elle fût enceinte ; elle a accouché prématurément d’un enfant mort-né, et, au moment où il écrit, elle est encore en danger de mort. Le mari demande au stratège d’écrire aux anciens d’Oxyrhyncha, afin qu’ils lui envoient le coupable pour les assises judiciaires à venir.

 

Agression pour vol ?

La compagne d’Aurélios Thonios, originaire d’Oxyrhynchus, est attaquée par deux femmes, une certaine Tapèsis qui habite loin de chez eux, et son esclave Victoria, un soir, à la maison, en 326 de notre ère, lui déchirant ses vêtements et la frappant ; le motif de l’attaque est vraisemblablement le vol. À la suite de ces violences, l’époux réclame, par une pétition (P.Oxy. LI 3620) adressée aux nyctostratèges (fonctionnaires chargés de la surveillance policière de la ville), l’inspection d’une sage-femme, qui devra rédiger un rapport officiel écrit de ce qu’elle aura constaté. Joint aux résultats de l’enquête qui aura été conduite sur ce délit, ce témoignage écrit de la praticienne servira de garantie que, s’il arrivait malheur à l’épouse, les coupables recevront la punition appropriée lors d’un procès plaidé aux assises du préfet d’Égypte. Dans l’affaire de coups et blessures d’Aurélia Eus, en 362 de notre ère, transmise par une pétition adressée aux chefs de police du nome hermopolite, dont on a conservé deux brouillons (P.Cair.Cat. 10269 et 10270), alors qu’on voulait crûment lui faire la peau, la plaignante a reçu l’aide de deux femmes également victimes, Sophia et Taèsis. Mais cette dernière, « alourdie par la grossesse », à cause des coups avorta. Le coupable, un dénommé Isakis, qui a agi avec la complicité de quatre femmes de son entourage, a aussi volé l’âne de Sophia. L’attaque a eu lieu au domicile de la plaignante, qui avait déjà reçu des menaces. Elle fait part en outre de la destruction d’un mur nouvellement construit dans sa maison, l’objectif de la bande de malfaiteurs aurait été de la chasser du village, comme cela a déjà été le cas, auparavant, de son mari et de ses enfants.

 

Des agresseurs connus des victimes

De l’étude des neuf pétitions présentées ici, il ressort que la plaignante peut être la femme enceinte, mais que, la plupart du temps, c’est l’époux qui joue ce rôle ; dans P.Cair.Goodspeed 15 c’est une proche, Aurélia Eus, qui a été elle aussi l’une des victimes d’une agression. L’autorité à laquelle le document est adressé, soit un fonctionnaire de police et/ou de l’administration locale, soit un militaire, varie selon les périodes.

Les pétitions donnent peu de détails sur l’identité des femmes enceintes agressées  : on ne connaît pas leur âge, ni le plus souvent celui du terme de leur grossesse. Pour l’une (P.Ryl. II 68), c’est cinq mois, pour l’autre (P.Hamb. IV 240) sept mois ; dans P.Cair.Goodspeed 15, Taèsis était « alourdie » par la grossesse, ce qui pourrait suggérer qu’elle ne devait guère être loin du terme ; on ne le sait pas pour les autres pétitions.

Les agressions sur femmes enceintes surviennent souvent à la suite de querelles verbales qui dégénèrent ; elles sont plus rarement la conséquence de vols. Les motifs des querelles, quand on les connaît, sont variés : ils peuvent être rattachés à la sphère privée ou au milieu professionnel ; avoir pour origine des questions d’argent ou des droits sur des propriétés et des biens immobiliers. Les auteurs des agressions sont le plus souvent des femmes, qui frappent seules, à deux, voire plus. On ne compte qu’un seul homme ayant agi isolément, dans le règlement de comptes entre Bentètis et Thouônis ; dans l’affaire d’Aurélia Eus, où les victimes sont trois femmes, le coupable est un homme, Isakis, qui a été aidé par quatre femmes, sans qu’on puisse établir qui a porté les coups ayant conduit à la fausse couche de Taèsis.

L’exiguïté de la documentation ne permet pas de tirer des conclusions de cette majorité féminine chez les agresseurs, qu’il faut sans doute relativiser. On notera que l’identité de ces derniers est toujours connue des victimes et/ou pétitionnaires, qui donnent leurs noms ainsi que les liens qui les unissent éventuellement, comme dans les cas d’une querelle avec une compagne de travail, l’ex-femme du mari, un berger qui est peut-être l’employé ou l’associé du mari, ou des personnes d’un même village ou d’une même communauté.

 

Des agressions violentes 

Ce qui retient particulièrement l’attention des pétitionnaires, ce sont les « coups », toujours donnés en très grand nombre et sur toutes les parties accessibles du corps de la femme. Cette dernière peut aussi avoir des brûlures intentionnelles ou les vêtements déchirés, faire une chute, voire être projetée à terre. Les conséquences sont graves pour la femme, dont le pronostic vital est engagé dans toutes les affaires examinées ici, ce que l’on exprime en grec par des formulations euphémistiques très fréquentes dans toutes les pétitions relatives à des faits de violence et pas seulement pour les femmes enceintes. Les autres expressions relatives à la souffrance sont rares : la femme du juif Sabbataios en est réduite aux extrémités, tandis que Téreus est malade. Les conséquences pour le bébé sont parfois fatales : Tanouris a mis au monde un enfant mort-né ; de même, les criminels qui ont frappé Taèsis venue en aide à Aurélia Eus lui ont fait faire une fausse couche. Parfois, comme dans P.Tebt. III.1 800, seul le risque de fausse couche est évoqué. Enfin, la description des conséquences de l’agression contient habituellement (et pas seulement dans les documents concernant des femmes enceintes) la mention que la victime est alitée.

De l’analyse des récits des violences sur femmes enceintes et des conséquences qui en découlent, sur une période d’un peu plus d’un demi-millénaire, il ressort une remarquable continuité dans la manière de les raconter avec ses conséquences sur la santé, et dans les formules employées par les rédacteurs des plaintes. Sans nier le caractère réel et sérieux des agressions rapportées ici, et la façon dont elles se sont déroulées, on peut supposer que ceux qui écrivent des pétitions se servent, pour chaque type de délit, d’un répertoire de formules « standard », stéréotypées, pour établir les faits qui se sont déroulés (en y ajoutant, à l’occasion, des détails moins récurrents dans les agressions en général : brûlures, etc.). Dans tous les cas, les pétitions insistent sur le caractère potentiellement grave des agressions.

 

La grossesse, circonstance aggravante

À quoi servent ces pétitions adressées à l’autorité ? Au regard du droit pénal ptolémaïque et romain, les atteintes à l’intégrité physique d’un individu sont considérées comme des délits d’« injure ». La personne lésée peut
intenter une action suivie d’une peine judiciaire de nature pécuniaire. Si elle est dans l’incapacité de le faire, eu égard à son état de santé, c’est à un membre de la famille (par exemple le mari, pour une épouse, comme c’est le cas dans la plupart de nos documents) qu’en revient l’initiative. L’indemnité est proportionnelle à la gravité du cas. La mise en danger de la santé ou de la vie d’autrui, en particulier en cas de grossesse, constitue une circonstance aggravante, – c’est pourquoi les pétitionnaires ne manquent pas de la signaler toujours dans leur plainte –, pour laquelle des provisions spéciales sont prescrites : les coupables sont détenus le temps que la totalité des conséquences de leur acte soient manifestes, en parti- culier si la victime meurt ensuite à cause des coups, puisque, le cas échéant, les faits seront qualifiés de meurtre, entraînant des sanctions proportionnées. Dans ce cadre, une inspection par une sage-femme, suivie d’un rapport, peut être réclamée ; le document écrit pourra servir de preuve en cas de procès. On notera que la qualification de meurtre à l’occasion d’une fausse couche ne semble pas envisagée si c’est le bébé à naître qui meurt. Seules la vie et la santé de la mère sont prises en considération.

Le plus souvent, on ne sait pas ce qu’il est advenu de ces femmes, sauf pour Saraeus, la seconde épouse du tisserand Tryphôn. Elle a survécu à deux agressions sérieuses, puisqu’elle apparaît encore comme l’une des deux parties dans un contrat de prêt d’argent en 59 de notre ère (P.Oxy. II 320), date de sa dernière mention dans les archives. Le sort réservé à l’enfant qu’elle portait lors de chaque agression nous est inconnu.

 

L’enfant mort-né oublié 

Les agressions sur femmes enceintes devaient sans doute être plus nombreuses que ce que le dossier examiné ici pourrait laisser croire, et se dérouler aussi dans le cadre plus restreint et intime de la famille, mais elles ne faisaient pas l’objet d’une plainte écrite, et n’ont donc laissé aucune trace dans la documentation. La même constatation vaut d’ailleurs pour les crimes sexuels. Et, si l’on a pu voir que des dispositions juridiques particulières protégeant la femme enceinte sont envisagées, on ne peut pas parler d’un « droit de la femme enceinte » au sens moderne du terme. La mention de la grossesse ne sert qu’à alourdir les peines financières de l’agresseur. Quant à l’éventuel décès de l’enfant, il n’est jamais évoqué. Aucune punition ou compensation n’est prévue pour le décès du bébé à naître. Il n’est donc pas encore question, au Pays du Nil, à l’époque gréco-romaine, d’un « droit à la vie ».

 

POUR EN SAVOIR PLUS

Des mêmes auteurs, « Entre Rome et l’Égypte romaine. Pour une étude de la nourrice entre littérature médicale et contrats de travail », dans M.-H. Marganne & A. Ricciardetto (dir.),

En marge du Serment hippocratique. Contrats et serments dans le monde gréco-romain , Liège, 2017, p. 67-117.

Et, à paraître dans deux volumes de Mélanges : « L’amour en plus ?  L’accueil de l’enfant dans l’Égypte romaine d’après la documentation papyrologique grecque », et « A baby’s cost: how much did it cost to hire a wet-nurse in Roman Egypt? ».

 

Source :
De la magie à la médecine : guérir dans l’ancienne Egypte
Contraception : les Egyptiens avaient tout inventé
Des étranges usages qui ont été faits des momies égyptiennes