Grande Guerre. Le chirurgien Maurice Beaussenat réussit à extraire un éclat de grenade du ventricule droit d’un soldat blessé. Cette très audacieuse opération fit l’objet d’une communication à l’Académie de médecine le 4 mai 1915 que nous reproduisons ici tant ce texte nous paraît extraordinaire.

 

Au début de la Première Guerre mondiale, les médecins militaires français étaient plutôt optimistes sur les soins qu’ils pensaient prodiguer aux futurs blessés : « des opérations rares retardées… des blessures les plus fréquentes dues aux balles de petit calibre… ». Le réveil fut brutal pour le corps de santé aux armées : « on avait cru à plus de 80 % de blessures par balles, que deux attouchements à la teinture d’iode devaient permettre de traiter au loin et de guérir sans crainte de complications. On se trouve en présence de 75 % de plaies par éclat d’obus – éclats déchiquetés, déchirant les tissus, entraînant de la boue, des fragments de vêtements, mettant les os et la chair en bouillie – plaies qui, découvertes après trois jours de voyage exhalent l’odeur putride de la gangrène, qu’on avait pensé ne devoir jamais sentir ! ». Sous la pression des événements, la réorganisation du service de santé aux armées fut impressionnante, mobilisant toutes les compétences civiles et militaires possibles. Ce conflit meurtrier fut paradoxalement à l’origine de bien des avancées médicales, notamment chirurgicales, et de la mise en place de nombreux et nouveaux protocoles médicaux. Dans ce contexte on a un peu oublié l’apport du chirurgien Maurice Beaussenat (1867-1948) qui réalisa le 17 février 1915 une très audacieuse opération chez un soldat qui, victime d’une grenade, conservait un éclat métallique dans sa cavité ventriculaire droite.

Beaussenat réussit à extraire le fragment, réalisant pour ce faire la première cardiotomie connue. Cette opération fit l’objet d’une communication à l’Académie de médecine le 4 mai 1915 que nous reproduisons ici tant ce texte nous paraît extraordinaire. Il effectuera à nouveau cette opération quelques mois après sur un jeune caporal, fort mal en point, blessé par une balle de shrapnel fichée dans son ventricule droit. L’opération fut difficile, l’opérateur constamment éclaboussé de sang, mais la balle fut extraite. Les suites opératoires, comme dans le premier cas, furent « pénibles et inquiétantes », mais le caporal survécut, retrouva un excellent état général et après-guerre tint un estaminet dans la région de Bruxelles au nom fort évocateur de « Au cœur troué »…

Maurice Beaussenat était né en 1867 à Mareuil-sur-Belle (Dordogne). Après son internat et son clinicat dans les hôpitaux parisiens, il avait été nommé chirurgien des Asiles nationaux en 1902. La mise au point de la technique de la cardiotomie fut son œuvre principale, mais il publia aussi sur beaucoup d’autres sujets. On lui doit également un éloge nécrologique remarqué du chirurgien Thierry de Martel, le 17 octobre 1940, à la séance de la Société médico-chirurgicale des hôpitaux libres. Martel qui fut un des fondateurs de la discipline neurochirurgicale et qui s’était illustré pendant le premier conflit mondial en prenant en charge de nombreux blessés du crâne, ne supporta pas l’entrée des Allemands à Paris le 14 juin 1940 et se suicida le jour même en avalant de la strychnine.

 

Extrait du compte rendu de séance du 4 mai 1915 de l’Académie de médecine : Plaie du cœur par éclat de grenade. Projectiles libres dans la cavité ventriculaire droite. Extraction du projectile. Guérison* Par M. le Dr Beaussenat, chirurgien en chef de la Maison nationale de santé.

 

Le sergent A…, vingt et un ans, du 91e régiment d’infanterie, est blessé le 1er octobre 1914, à Saint-Hubert, en Argonne, par les éclats d’une grenade à main ayant explosé à ses pieds. Il reçoit trois projectiles : un à la région deltoïdienne gauche, un deuxième à la face antérieure de la cuisse droite, un troisième dans le thorax et dont l’orifice d’entrée siège à un travers de doigt au-dessous et à gauche de la pointe de l’appendice xyphoïde. La douleur ressentie est extrêmement violente, angoisse précordiale affreuse, avec gêne respiratoire très accentuée. À la suite d’un effort d’inspiration (?), il s’est mis à cracher du sang en même temps que par la plaie épigastrique se faisait une hémorragie abondante qui s’arrêtait par la mise en place du pansement individuel. Après un séjour de vingt-quatre heures au poste de secours, le blessé est hospitalisé le 3 octobre à Sainte-Menehould où il reste alité sept jours. Pas de fièvre. L’hémoptysie s’arrête le cinquième jour. La plaie épigastrique suppure légèrement.

Évacué sur l’hôpital de Vichy le 11 octobre, il y séjourne dix-neuf jours. Extraction du projectile deltoïdien. Examen radioscopique du thorax : « Balle de shrapnell entièrement libre sur le diaphragme ». Le 1er novembre le blessé est dirigé sur son dépôt à Nantes. Il y est hospitalisé le 4 novembre parce que sa plaie nécessite encore des soins et que depuis sa blessure il n’a cessé d’éprouver une dyspnée d’effort très pénible et une angoisse précordiale très violente, surtout nocturne, et allant presque jusqu’à la syncope. Après plusieurs radiographies et radioscopies, le diagnostic est posé : « Fragment de balle implanté dans le péricarde et suivant tous les mouvements du cœur ».

Le médecin-inspecteur général Delorme propose une intervention chirurgicale que le blessé refuse. Le sergent A. sort de l’hôpital de Nantes le 26 janvier avec sept jours de permission au cours desquels il se présente au bureau médical de la Place de Paris. Il accuse des malaises constants avec sensation persistante d’angoisse qui ont beaucoup augmenté depuis sa sortie d’hôpital. Il entre à l’hôpital auxiliaire n° 147, le 4 février. Examen clinique. – Pas d’antécédents à noter. Facies pâle et un peu anxieux. Respiration courte qui devient très rapide et presque anhélante dès que le malade se lève, marche, et même dès qu’il parle. Il s’étudie à marcher doucement, à parler lentement, et à ne pas faire de mouvements brusques pour ne pas avoir de malaises. Il est plus gêné dans la position horizontale que dans la position verticale et les nuits sont particulièrement mauvaises. Il a une tendance à porter la main à son cœur. De ce côté, on note simplement de l’éréthisme, sans souffle ni autre signe anormal, sauf une sorte de frémissement cataire à la pointe. Rien du côté des autres appareils. Température normale. Urine sans albumine ni sucre. Examen radioscopique pratiqué le 5 février par le Dr Jaugeas qui conclut à « la présence d’un petit fragment de projectile animé de mouvements réguliers et de faible amplitude synchrones aux battements du cœur, non influencés par la suspension des mouvements respiratoires, paraissant manifestement intrapé ricardique ».

Opération pratiquée le 17 février sous anesthésie chloroformique par le Dr Beaussenat en présence du médecin-major Laurens et des docteurs Lalanne, Hochart et Nollet. Incision transversale de 13 centimètres au niveau de la e côte gauche qui est réséquée ainsi que son cartilage sur une longueur de 8 centimètres environ. Refoulement de la plèvre. Dénudation de péricarde et mise en place de l’écarteur de Tuffier. Le péricarde incisé est libre de toute adhérence avec le cœur, il contient un liquide nullement teinté, mais plus abondant que normalement. Le projectile n’y est pas. Pensant qu’il s’est peut-être arrêté dans l’épaisseur du myocarde, j’explore celui-ci très méthodiquement et crois percevoir à un certain moment un grelottement. Je redouble d’attention et bientôt la palpation du ventricule droit permet d’y découvrir la présence d’un corps dur, mobile, que l’on croit parfois tenir et qui échappe aussitôt. Cette constatation est renouvelée plusieurs fois, il est bientôt hors de doute que le projectile est intraventriculaire et libre, mais qu’on doit pouvoir arriver à l’immobiliser et à l’extraire. Le cœur est alors luxé, hors du péricarde, et deux anses de fil de soie sont passées longitudinalement dans l’épaisseur du ventricule droit, parallèlement et sépa rées l’une de l’autre de 5 à 6 millimètres. Elles permet tront de maintenir le cœur extériorisé, de faciliter l’ouverture du ventricule dans leur intervalle et de maintenir cette ouverture béante pendant la recherche du corps étranger.

Ceci fait, le projectile est amené le plus possible en contact du bord externe du ventricule droit assez près de la pointe. Il est immobilisé dans cette position par le pouce gauche placé en arrière du cœur et par les trois derniers doigts gauches placés à l’avant, l’index restant libre. Pendant que l’aide exerce une traction sur les fils de soutien en les écartant l’un de l’autre de façon à tendre la paroi ventriculaire, j’incise prudemment le ventricule dans leur intervalle. Un flot de sang noir apparaît, instantanément arrêté par mon index qui vient obturer la plaie et sur lequel, pendant la diastole, je glisse une pince qui va saisir le projectile. Mais cette première prise n’est pas bonne, et le projectile échappe. Mon index intervient à nouveau pour oblitérer l’incision ventriculaire et une deuxième prise permet d’extraire le corps étranger. C’est un éclat métallique à contours irréguliers mesurant un centimètre et demi de long sur 1 centimètre de large et 3 millimètres d’épaisseur. Poids : 1 gramme et demi. Le cœur est suturé à la soie. Toilette et suture du péricarde. Réunion des plans superficiels.

Pendant les trois premiers jours, la dyspnée fut intense, la syncope toujours imminente, le pouls faible et irrégulier, le facies anxieux et pâle. À l’auscultation on trouvait un rythme à trois temps très net. Le quatrième jour, légère élévation de tempé rature ; idem, le cinquième et sixième jour. Cependant l’aspect de la plaie était très satisfaisant. Le huitième jour la dyspnée est plus intense, l’opéré se plaint d’un point de côté et on découvre à la partie moyenne du poumon gauche et à la base du poumon droit un foyer de râles fins. Le neuvième jour, toux et crachats hémoptoïques. Il s’agissait de deux embolies pulmonaires. L’état du malade s’améliore rapidement. Une nouvelle embolie pulmonaire vers le vingtième jour.

Dès le 17 mars, le blessé pouvait être considéré comme absolument guéri. Actuellement, l’auscultation du cœur paraît normale, le Dr Josué a examiné le blessé à l’électro-cardioscope. Ses deux électro-cardiogrammes, pris le 10 et le 24 avril, montrent seulement une prédominance du ventricule gauche.

 

* Cette observation a été lue par M. Armaingaud, membre correspondant, qui, en présentant le jeune sergent qui en est l’objet et en plaçant le projectile qui a été extrait par M. Beaussenat, a fait ressortir la notion nouvelle qu’apporte ce fait probablement unique jusqu’à ce jour. L’occasion de l’utiliser dans la guerre actuelle peut se présenter d’un moment à l’autre. Non seulement, en effet, l’opération faite à l’Hôpital auxiliaire n° 147 montre la tolérance possible du cœur par un corps étranger dur et anguleux flottant librement dans sa cavité pendant quatre mois et demi, mais l’extraction du projectile opérée avec succès et guérison définitive du malade démontre que la cardiotomie exploratrice est désormais justifiée dans les cas de corps étrangers intracardiaques.

 

[Cet article a initialement été publié dans La Revue du Praticien, n°66, septembre 2016]

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Jean Deleuze

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