La médecine libérale n’est plus adaptée aux besoins des Français et aux envies des jeunes médecins. C’est sur ce principe que se fonde le plan de Jean-Luc Mélenchon pour la médecine, que détaille pour Egora le sociologue Frédéric Pierru, chercheur au CNRS et membre de l’équipe de campagne de “La France Insoumise”. Pour lui, il faut en finir avec le paiement à l’acte, instaurer une Sécurité sociale à 100% et créer un corps de médecins fonctionnaires.

Egora.fr : Quel regard portez-vous sur la médecine libérale, telle qu’elle existe actuellement ?

Frédéric Pierru : La médecine libérale telle qu’elle a été définie en 1927 avec un certain nombre de libertés fondamentales est – sinon largement obsolète – à réformer en profondeur. Tous les principes de la médecine libérale posent un certain nombre de problèmes : la liberté d’installation et les déserts médicaux ; pour le paiement à l’acte, on sait qu’il favorise des consultations courtes et très prescriptrices par rapport à d’autres modes de rémunération comme la capitation ou le salariat ; l’avance de frais par les patients, c’est une cause de renoncement à des soins pour des raisons financières, comme d’ailleurs la liberté de fixer des honoraires… Je pourrais dérouler. Le cadre libéral d’exercice de la médecine de premier recours n’est plus adapté, notamment au défi des maladies chroniques. Tout le monde est assez d’accord pour dire qu’il faut faire bouger ce cadre historique. Et je constate que les jeunes médecins ne sont plus guère preneurs du modèle traditionnel du cabinet individuel. Le cadre historique organisationnel et économique de la médecine libérale n’est pas favorable à un exercice en groupe, pluri professionnel… C’est très compliqué d’exercer de cette manière, avec des modes de rémunération très individuels, où chacun fait le maximum d’actes… On voit bien que l’exercice traditionnel, et notamment le paiement à l’acte, est antinomique avec ce que veulent les jeunes.

L’urgence, c’est de passer d’une médecine libérale à un service public de soins primaires. Une grande part des difficultés de l’hôpital vient du fait qu’en amont, la médecine de ville est mal organisée. Et de fait, dans tous les pays qui ont des services publics de soins primaires – je pense à l’Angleterre ou à la Scandinavie, les médecins sont tous rémunérés autrement qu’au paiement à l’acte. Ce n’est pas un hasard.

En prenant l’exemple anglais comme modèle, vous allez en faire bondir plus d’un…

Oui, je sais. Je rappelle quand même que le NHS britannique est l’institution la plus populaire de Grande-Bretagne. Je sais que les médecins libéraux ont construit le NHS comme un repoussoir, en France. C’est tout ce qu’ils détestent.  Mais les Britanniques sont très attachés à leur NHS. Au moment des Jeux olympiques de Londres, des infirmières du NHS ont défilé avec la délégation britannique.

Après, les problèmes du NHS ne sont pas organisationnels. Ils viennent du fait qu’il est sous-financé. Là où on consacre plus de 11% du PIB à la santé, eux en consacrent 9%. Ce qui pose problème au NHS, ce n’est pas l’organisation, qui me paraît assez bonne, c’est plutôt sa sous-dotation en moyens humains et financiers de manière chronique.

L’une de vos propositions, c’est la création d’un corps de 10 000 médecins fonctionnaires. Dans quel cadre travailleraient-ils ? Cela ressemble au CESP (contrat d’engagement de service public), pourquoi ne pas plutôt améliorer ce qui existe ?

Parce que le CESP ne suffit pas, déjà. Les rémunérations proposées au cours des études de médecine ne sont pas assez incitatives. Nous proposons, de mémoire, 1 700 euros par mois. Cette mesure a un objectif sur lequel nous n’avons pas assez insisté : c’est la diversification sociologique du corps médical. Payer des étudiants en médecine 1 700 euros par mois, tout au long de leur formation, contre l’engagement que, pendant 10 ans, ils vont exercer en tant que fonctionnaires dans les centres de santé que nous appelons de nos vœux, c’est un moyen de recruter des enfants de catégories populaires, par exemple. Comme tous les corps professionnels relativement favorisés, on a une tendance à une fermeture sociologique.

Ensuite, je fais remarquer que ces corps de médecins fonctionnaires seront disponibles dans 12 ans, quand ils auront fini leur formation. C’est donc une mesure à moyen terme. Nous avons pris acte du fait qu’il y a de plus en plus de jeunes médecins pour qui être fonctionnaire, ce n’est pas un gros mot, ce n’est pas avilissant. Au contraire, ça répond aux demandes des jeunes d’exercer dans un cadre beaucoup plus collectif, organisé. C’est le modèle de l’ENA, finalement. Ils peuvent faire ça pendant 10 ans, puis s’installer ensuite en salariat ou en libéral ensuite, s’ils le veulent.

Quelle liberté auraient les médecins dans le choix de leur lieu d’exercice ?

On n’est pas des butors. On proposera un éventail de deux, trois choix, en zone sous denses. Il ne faut pas voir ça comme une punition. Il ne faut pas oublier qu’en parallèle, on propose une politique volontariste d’aménagement du territoire. On veut relocaliser des services publics dans les territoires, en finir avec cette concentration métropolitaine… Cela augmentera l’attractivité de ces centres de santé qui ne seront pas des zones sans Poste, école, services. Il faut avoir en tête que, dans 12 ans, ces médecins trouveraient des territoires revivifiés par cette politique d’aménagement volontariste.

Cela concernerait des généralistes ? Des spécialistes ?

On parle plutôt de généralistes, soyons clairs. Fondamentalement, l’un des défis de notre système de santé, c’est une meilleure organisation des soins pour faire face au défi des maladies chroniques, à la prévention… En France, on a une préférence, notamment quand on regarde les rémunérations, pour tout ce qui est spécialisé et technique. Donc tout ce qui coûte cher. Et à l’inverse, tout ce qui est acte intellectuel et généraliste, c’est dévalorisé. Or, on sait qu’on a plus besoin de généralistes que de certains spécialistes. On veut rééquilibrer la répartition des différentes spécialités en faveur des généralistes, dont on a besoin en première ligne pour assurer ce service public de soins primaires.

Comment garder l’indépendance de ces prescripteurs fonctionnaires ?

Je vais répondre ironiquement, mais je suis toujours étonné d’entendre le corps médical revendiquer son indépendance par rapport aux pouvoirs publics. Quand c’est l’industrie pharmaceutique, on est moins regardant. Cette susceptibilité sur l’indépendance n’existe que vis-à-vis des pouvoirs publics. Quand c’est les visiteurs médicaux, la formation initiale et continue verrouillée par l’industrie pharmaceutique, là, on entend moins les médecins sur leur indépendance… S’il faut garantir une indépendance des professionnels, c’est plutôt contre les lobbys que contre les pouvoirs publics. S’il y a des menaces sur l’indépendance, elles viennent plutôt des intérêts privés.

Ensuite, je suis naturellement pour garantir l’indépendance professionnelle. Je remarque quand même que les médecins anglais, scandinaves, exercent dans un cadre beaucoup plus organisé et public, et il ne me semble pas qu’ils soient aux ordres des pouvoirs publics. On peut très bien concilier cadre public, service public et indépendance des professionnels. A l’inverse, je remarque qu’aux Etats-Unis, où le système est en grande partie privé, et c’est là que la menace sur l’indépendance, y compris du fait des assureurs privés, est la plus grande. J’ai plutôt tendance à dire que l’indépendance professionnelle est davantage garantie dans un cadre public que dans un cadre privé. D’ailleurs, les médecins ne s’y trompent pas puisqu’ils dénoncent en France les menaces que font peser les mutuelles et les complémentaires sur l’indépendance, avec les réseaux…

Troisièmement, on peut garantir que les pouvoirs publics ne fassent pas irruption dans le colloque singulier pour y imposer des objectifs de maîtrise des coûts. On est clairement pour que la définition des bonnes pratiques professionnelles reste l’apanage du corps médical. On est sur un rapport de confiance avec les professionnels.

Vous plaidez pour une prise en charge à 100% par la Sécurité sociale, ce qui signifie la fin des dépassements. Et une revalorisation des honoraires ?

Oui, soyons clair. Il ne peut y avoir de Sécu à 100% avec des dépassements d’honoraires. De manière générale, il ne peut pas y avoir de socialisation du risque maladie avec une liberté tarifaire et des dépassements tarifaires. On est évidemment pour la fin des dépassements, qui sont le véritable cancer de la solidarité et de l’accès aux soins.

Sur les honoraires, on est pour la disparition à terme du paiement à l’acte. Pour certaines activités, le paiement à l’acte, c’est très bien mais le cœur de la rémunération des professionnels ce doit être soit la capitation, soit le salariat. Ça correspond à la médecine d’aujourd’hui parce qu’il faut faire de la prévention, de l’éducation, du suivi de maladie chroniques… Il faut en finir avec cette dramaturgie de la valeur de l’acte, avec les arguments inaudibles, voire stupides, sur le fait qu’un médecin gagne moins qu’un coiffeur ou qu’un plombier. Franchement, ces arguments obscurcissent le débat plutôt qu’ils ne l’éclairent. Dans les négociations conventionnelles, les gros se cachent souvent derrière les petits. Vous avez les médecins généralistes qui demandent des augmentations de tarifs, fort justifiées par ailleurs, et tout de suite après, les gros, les spécialistes libéraux qui ont des rentes et qui gagnent déjà très bien leur vie, vont demander eux-mêmes des augmentations au motif que les généralistes ont été augmentés. Ça aboutit à quoi ? A la reproduction des écarts incompréhensibles du point de vue de la contribution à la santé publique entre les spécialités. Par exemple, les radiologues bénéficient d’une véritable rente, alors que la médecine générale, psychiatrie, pédiatrie… c’est sous valorisé, notamment financièrement. On considère que les médecins gagnent bien leur vie en France. Il ne faut pas compter sur nous pour pleurer sur le sort des médecins, je rappelle que le revenu mensuel net d’un généraliste en moyenne, c’est 7 000 euros et celui d’un spécialiste libéral, c’est autour de 11 000 euros. Le salaire médian des Français, c’est 1 500 euros. Donc cette rémunération n’est pas une honte pour les médecins. Par contre, et c’est là qu’il faut assumer un certain conflit politique, on est pour redéployer la somme globale qui est affectée à la rémunération des professionnels avec un axe directeur qui est de remettre en cause les rentes dont bénéficient un certain nombre de spécialistes libéraux pour les redéployer vers les médecins dont on a le plus besoin: les médecins généralistes mais pas seulement. On posera la question de la juste rémunération d’un médecin, en fonction d’un critère : quelle est sa contribution à la santé publique ? Ça permettra d’en finir avec les inégalités de revenus, absolument injustifiables, entre les différentes spécialités.

Un mot sur l’hôpital… Comment répondre à la souffrance croissante des soignants ?

Pour répondre à la crise importante et structurelle de l’hôpital, il faut régler le problème de l’amont. Si vous avez un service public de soins de proximité qui fonctionne bien, vous avez un hôpital qui est moins engorgé, notamment aux urgences. Une partie de la solution se trouve en dehors de l’hôpital, en amont et en aval. Le grand drame de l’hôpital aujourd’hui, c’est qu’il absorbe tous les dysfonctionnements, en amont et en aval de l’offre de soins. Et en plus, on lui met un couvercle budgétaire au-dessus. On dit, vous allez devoir faire plus et mieux, avec moins. Il y a un léger problème logique. Notre réponse, c’est de réaffirmer la grandeur et l’unité du service public hospitalier, qui a été fortement mise à mal depuis 10 ans, depuis HPST. La notion de reconnaissance est importante. Les professionnels souffrent au travail parce qu’ils bossent beaucoup mais qu’en plus, ils n’ont pas l’impression d’être reconnus pour leur contribution à la santé publique et à l’intérêt général.

Le second point, c’est remettre en cause le tout T2A. La tarification à l’activité est devenue le chausse-pied de l’hôpital. Tout doit passer par la T2A, y compris ce qui n’est pas adapté comme les maladies chroniques. La T2A, oui pour tout ce qui est technique, programmable. Pour le reste, on revient à une dotation globale. On en finit avec ce mode de financement funeste et délétère qui consiste simplement à accélérer les cadences.

Et puis, il faut des recrutements. On a assisté ces dernières années à une inflation de la technostructure et de la bureaucratie à l’hôpital. On a même embauché des gens pour gérer les codages, pour gérer l’hôpital au lieu d’embaucher des soignants. On est dans un délire gestionnaire, où la couche bureaucratique ne cesse de s’épaissir et des soignants dont on fait suer la blouse et qui sont en nombre insuffisant au regard de l’augmentation de l’activité. On est clairement pour stopper cette logique. Je rappelle que la vocation d’un hôpital, c’est de soigner, pas de gérer. Quand on écoute certains directeurs d’hôpitaux, on a l’impression que c’est eux qui font tourner l’hôpital, alors que c’est quand même dans les services qu’on sert à quelque chose.

Source :
www.egora.fr
Auteur : Fanny Napolier

Sur le même thème :
Mélenchon veut supprimer l’Ordre des médecins
“Croire que les médecins peuvent influencer une élection est un mythe”
Contre la désertification, Jean-Luc Mélenchon veut fonctionnariser les généralistes
Les libéraux outrés que l’hôpital public veuille limiter la liberté d’installation
Déserts, hôpital, Sécu : les candidats détaillent leur programme santé