Deux infirmiers se sont donné la mort en quinze jours. L’un est passé à l’acte sur son lieu de travail, la seconde a laissé une lettre mettant en cause ses conditions de travail. Depuis, Marisol Touraine n’a fait aucun commentaire. “Ne pas vouloir en parler, c’est une façon de ne pas reconnaître la problématique, pointe Nathalie Depoire, présidente de la Coordination nationale infirmière. Les professionnels se sentent abandonnés et ne comprennent pas ce silence.”
 

 

Egora.fr : Après les deux suicides d’infirmiers à Toulouse, puis au Havre, Marisol Touraine ne s’est pas exprimée. Comment interprétez-vous ce silence ?

Nathalie Depoire : Il y a effectivement un silence total qui fait beaucoup réagir la profession, qui n’est pas compris. Les professionnels se sentent abandonnés. Ils vivent des contraintes au quotidien qui ont beaucoup d’impact sur la santé des soignants. Le fait qu’il n’y ait pas de communication de la part du ministère est très très mal vécu. Ne pas vouloir en parler, c’est peut-être une façon de ne pas reconnaître la problématique.

Je ne m’explique pas ce silence. C’est assez surprenant pour le moins. Le minimum c’est d’envoyer un message de condoléance aux familles. J’espère que ça a été fait, même sans communication officielle. Je pense que notre profession méritait un message officiel national. On avait déjà eu ce problème avec une collègue assassinée dans l’exercice de ses fonctions il y a deux ans à Strasbourg. On avait déjà eu ce même silence assourdissant du ministère. On souhaite une réaction, et surtout il faut ouvrir des discussions pour trouver des solutions. Cette problématique de suicides est toujours un sujet délicat. Il faut que les enquêtes soient menées et que le lien soit avéré. Dans les deux cas évoqués, on a plus que de fortes présomptions et ça mérite au moins une communication avec les représentants de la profession.

Aujourd’hui vous n’hésitez pas à parler de “non-assistance à personnel en danger”…

Ce sont des mots lourds de sens. Ils n’ont pas été écrits de manière anodine. Dans la position de responsabilité qu’a le ministère, rester dans le silence et ne pas appréhender cette problématique, c’est de la non-assistance à personne en danger. Et elle est en train de prendre de l’ampleur. On entend des agents dans les services dire qu’ils n’en peuvent plus. Certains vont jusqu’à verbaliser “Je vais finir par me foutre en l’air”.

Avez-vous déjà rencontré et alerté le ministère sur ce sujet ?

On a alerté Marisol Touraine à de nombreuses reprises. On lui a adressé il y a quelques jours une lettre ouverte avec une demande de rendez-vous et nous restons sans réponse. Nous l’avons interpellée lors de sa visite à la Health care week, au sujet de l’augmentation de l’absentéisme. Elle a pris acte, mais elle ne nous a fait aucune réponse.

Quels sont les problèmes prioritaires concernant les conditions de travail ?

On est dans une inadéquation entre l’exercice quotidien réel et l’exercice pour lequel on est formé. On a une position où les soignants sont souvent heurtés dans leurs valeurs avec le sentiment de mal faire leur travail. Il y a urgence à rétablir les moyens pour que nous puissions exercer nos missions correctement. On parle de moyens financiers et organisationnels. Ce qui est sûr c’est que c’est la contrainte économique qui fait qu’on réorganise les choses. On a bien des difficultés à pouvoir gérer le quotidien. On est à flux tendus. Les absences deviennent une problématique majeure et on a du mal à avoir un effectif. On demande une définition claire du ratio soignants au lit du patient. On travaille en sous effectifs permanent. On parle de rappels incessants de professionnels à qui on demande de revenir au-delà de leurs obligations, des rappels sur les temps de repos, des problèmes d’épuisement des soignants. On ressent clairement un problème d’épuisement professionnel.

Vous parlez de décalage entre les valeurs des infirmiers et ce qu’on leur demande. Qu’est-ce-que cela signifie ?

Ça signifie que les infirmiers ne sont pas des machines à actes. Dans nos missions, il y a de l’éducation, de la prévention, de l’information. Une grande part de relationnel. Là, on court plus sur ce qui est prescrit, sur des impératifs et on n’a pas forcément le temps nécessaire à accorder à la réponse relationnelle. Les professionnels rentrent chez eux, souvent en retard, épuisés, avec le sentiment de ne pas avoir fait tout ce qu’il fallait faire. Et ça, ça perturbe énormément les soignants aujourd’hui. C’est un facteur de stress. A cela s’ajoutent les contraintes de polyvalence. On peut nous demander de changer de service parce qu’il y manque quelqu’un. Sauf que quand vous exercez depuis plusieurs années, vous avez développé une spécificité. On ne change pas de service comme ça, il faut que les infirmiers soient accompagnés. Il y a des protocoles particuliers, des prescriptions particulières. Il faut être formé sur le matériel spécifique utilisé. Il faut un temps d’adaptation, un encadrement. Et les professionnels ne sont pas forcément entendus quand ils disent qu’ils ne se sentent pas à même d’être dans cette prise en charge. Dans nos permanences, on reçoit des soignants en larmes qui se sentent dévalorisés, qui ne se sentent pas compétents parce qu’ils n’ont pas pu répondre à un patient. Mais c’est parce qu’on ne les a pas accompagnés à répondre.

Les directions entendent-elles ce message ?

Les directions sont elles-mêmes soumises à des contraintes économiques et n’ont plus assez d’effectifs pour faire face, ni les moyens pour remplacer. Ils ont des contraintes de diminution d’effectifs. Cela fait plusieurs années qu’on observe cette situation. Depuis ce système de T2A, de rentabilité, d’actes, les groupements de territoire. On est dans la mutualisation de moyens à l’extrême. Il faut essayer de partager les moyens, mais on partage surtout nos galères au quotidien parce qu’il n’y a pas plus de moyens. Je ne dis pas qu’il ne faut pas réfléchir aux organisations. Il faut de la vigilance quand on parle de fonds publics. Mais là, on atteint des limites qui ne sont plus supportables. Il ne faut pas perdre de vue qu’il y a une prise en charge patient à gérer. On s’en éloigne au profit d’une logique économique.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Fanny Napolier