“Loi travail, non merci !” Les médecins du travail devraient grossir les rangs des manifestants, ce jeudi, qui réclâment le retrait de la loi El Khomri. Pour le Dr Bernard Salengro, président du syndicat CFE-CGC Santé au travail, cette réforme éloigne les salariés des médecins et casse le lien de confiance. Il y voit un anéantissement programmé de la médecine du travail.

 

Egora.fr : Irez-vous manifester contre la “Loi travail” ?

Bernard Salengro : J’irai manifester. La CGC n’appelle pas à manifester mais laisse ses adhérents qui le veulent y aller. Et moi, à titre personnel, j’irai. Ce n’est pas dans la tradition que les cadres aillent dans la rue, mais l’enjeu est tellement fort que je pense qu’il faut y aller.

Qu’est-ce qui vous met en colère ?

Ils ont organisé le manque de médecins du travail. Je dis bien organisé. Moi, vous me donnez le pouvoir, demain il n’y a plus de manque de médecins du travail. Ils ont complexifié le parcours pour devenir médecin du travail. Pas pour des raisons techniques, mais dans le but de réduire leur nombre. L’année dernière, en Ile-de-France, il y a avait 94 candidats, qui étaient généralistes, cardiologues, psychiatres, qui voulaient se reconvertir. Ils se sont adressés à la faculté, qui n’en a retenu que 21. Quand vous avez besoin de monde, vous ne faites pas la fine bouche.

Quelles sont les raisons avancées ?

Ce sont des fausses raisons. Ils ont dit qu’ils manquent de terrain de stage, alors que tous les services demandent des internes. Ils ont dit qu’ils n’avaient pas de stages à l’Inrs (Institut National de Recherche et de Sécurité), alors que j’y siège et que j’ai demandé si l’Inrs refusait les stagiaires, et ils m’ont répondu qu’ils étaient au contraire en demande ! C’est vraiment une décision politique. En plus, il faut savoir qu’un jeune cardiologue, à partir du moment où il est accepté par la faculté, doit attendre neuf ans pour se reconvertir en médecin du travail ! Cinq ans d’attente et quatre ans de formation. C’est délirant, ça ne sert à rien. Les gens attendent, font des stages où ils s’ennuient et sont dégoûtés. Mais ça fait vivre Messieurs les professeurs en médecine du travail.

Vous parlez-là des reconversions, est-ce aussi le cas pour les filières de formation initiale ?

Non, les filières classiques d’internes ont d’autres problèmes. Le problème de fond, c’est que les jeunes médecins qui préparent leurs ECN n’ont jamais entendu parler de la médecine du travail. On ne leur a jamais dit ce que c’était un métier, que c’était passionnant. Moi, j’ai fait psychiatre, j’ai fait médecin généraliste, la médecine du travail c’est le métier le plus passionnant que j’ai pu faire. On est dans la vraie vie. Mais on ne leur en parle pas. Les étudiants restent sur des images, ils veulent être chirurgien, cardiologue… Et le problème des internes qui s’y intéressent quand même parce qu’ils en ont entendu parler, c’est qu’ils ne trouvent pas de terrain de stage. Les universités sont pilotées par des médecins qui ne connaissent pas la médecine du travail, pour eux c’est quelque chose de subsidiaire. Donc priorité des crédits pour les stages des autres spécialités, et on oublie la médecine du travail. Or c’est un besoin immédiat, il suffirait d’une décision politique. Mais elle ne vient pas. Au contraire, la décision politique détruit le système.

Dans quel but ?

C’est le programme européen REFIT qui dit qu’il faut alléger toutes les contraintes des entreprises. Il faut qu’elles n’aient plus de taxes, plus de contraintes, plus de règlements à appliquer. C’est ça la loi El Khomri. Ça s’est fait en Allemagne il y a quelques années, puis en Espagne. Maintenant, c’est au tour de la France. C’est l’application de la loi européenne. C’est prévu, c’est construit. La destruction du système est programmée.

Concrètement, qu’est-ce qui vous pose problème dans le projet El Khomri ?

On n’a plus le contact avec les salariés. On vous fait toute une tartine, c’est bien habillé avec un “suivi médical régulier”. Sauf qu’on verra les salariés tous les 6,7 ou 10 ans. Ça n’a plus aucune valeur. Comment voulez-vous qu’un salarié qui ne vous connaît pas vienne vous voir en disant “j’ai un problème, avec vous j’ai confiance, je peux vous parler” ? Le lien est rompu. Pour le salarié, c’est une ressource qui disparaît. D’autant plus qu’il n’y aura même pas le premier contact de la visite d’embauche puisqu’elle est supprimée. C’est cette perte de lien avec le salarié qui est dramatique. Comment voulez-vous étudier les conditions de travail sans connaître la vie de salariés dans leur travail ? Ce n’est pas sérieux.

Ils suppriment en même temps l’aptitude. Or, l’aptitude, ça protège le salarié. Ca interdit à l’employeur de demander à ses salariés “montrez-moi ce que vous avez dans le pantalon”. La loi actuelle dit non, vous n’avez pas à vous intéresser à la santé de vos salariés. Le tampon entre les deux, c’est le médecin du travail. Ce qui implique secret médical, confidentialité… C’est un outil de protection du salarié qui disparaît. Le médecin du travail ne voit plus le salarié, et n’a plus les outils pour le protéger. Et on voudrait qu’on applaudisse !

Et ce n’est pas fini. On garde l’aptitude pour les postes à risques. Or là, on se retrouve dans une position de contrôle. Il est précisé qu’il faut protéger les tiers, c’est-à-dire celui qui passe à côté. Si je suis au restaurant, et qu’un serveur qui tremble un peu fait tomber un couteau sur moi, ce sera la faute du médecin du travail ! Il aurait dû prévoir que ce tremblement pouvait être dangereux pour les clients. Avant, on ne devait s’occuper que du salarié et de la protection de sa santé. Et maintenant, il y a ce tiers.

D’autant que pour faire de la prévention, il faut que la personne ait confiance dans son médecin. Or maintenant, avec l’aptitude poste à risque avec un impact sur le tiers, le médecin peut estimer que le salarié est dangereux pour les tiers et le retirer. Donc le salarié n’aura plus confiance, mais au contraire de la méfiance, il sentira le contrôle et le danger. Ce n’est pas pour rien que, jusqu’ici, les pilotes d’avions passent une visite médicale qui les protège, et une autre visite médicale qui vérifie qu’ils ne sont pas dangereux pour les voyageurs. De même pour les conducteurs de TGV, ils passent deux visites.

D’ailleurs, la SCNF a déjà tenté de regrouper ces deux visites en une seule. Et le Conseil d’Etat avait dit non, c’est illégal. Donc moi, dès que la loi sort, je l’attaque et ce sera illégal.

On ne peut comprendre ça que dans l’optique de rendre le système impossible à vivre, et dans quatre ou cinq ans, il n’y aura plus de médecine du travail. C’est la finalité de cette réforme.

Qu’attendez-vous de cette manifestation ?

On attend qu’il y ait du monde, pour impressionner le gouvernement. Pourquoi ne pas envisager un retrait du texte ? On va tout faire pour le faire retoquer. Nous avons du soutien parlementaire. L’examen commence le 5 avril.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Fanny Napolier