Les généralistes sont à l’origine de plus de 80 % des prescriptions d’antidépresseurs. Ces médicaments sont-ils trop ou trop peu prescrits ? Toute dépression doit-elle être traitée par des médicaments ? Les avis divergent.

 

Plus d’un demi-siècle après la découverte des premiers antidépresseurs (1957), la place exacte de ces médicaments reste un sujet de controverse. Face aux accusations de surprescription, un rapport récent de l’Académie nationale de médecine rappelle “l’importance de ces médicaments lorsqu’ils sont judicieusement prescrits”. Leur efficacité sur les symptômes dépressifs et anxieux est bien établie soulignent les auteurs. Or la prévalence ponctuelle de la consommation d’antidépresseurs est inférieure à 6 % en France, alors que celle de la dépression serait de 6 % et celle des troubles anxieux de 4 à 6 %. “On estime que seulement 25 % des patients déprimés reçoivent un traitement adéquat pour leur dépression et la majorité des sujets déprimés qui se sont suicidés ne recevaient pas d’antidépresseurs”, indique le rapport. En résumé, plutôt que de limiter les prescriptions d’antidépresseurs, il est nécessaire de mieux définir et respecter leurs indications, et d’améliorer le repérage des troubles dépressifs par les médecins généralistes, puisque ce sont eux qui sont à l’origine de la majorité des prescriptions.

Mais quelle est la “juste prescription” dans les dépressions ? Les avis divergent dans ce domaine. Depuis quelques années, la Haute autorité de santé (HAS), tout comme l’Organisation mondiale de la santé (OMS), fait la distinction entre les épisodes dépressifs d’intensité modérée ou sévère, qui justifient la prescription d’antidépresseurs en association avec la psychothérapie, et les dépressions légères, pour lesquelles une psychothérapie est suffisante. Le rapport ne discute pas ce point. En revanche, le Pr Jean-Pierre Olié (hôpital Sainte-Anne, Paris), l’un des deux rapporteurs (avec le Pr Marie-Christine Mouren de l’hôpital Robert Debré à Paris), se montre très critique. “Pour moi cette recommandation est un non-sens, à moins que l’HAS ait renoncé à faire la distinction entre l’épisode dépressif, qui relève du soin, et les coups de blues que tout individu ressent à différents moments de sa vie. Soit il y a un état pathologique et il faut utiliser médicaments et psychothérapie conjointement, car le risque suicidaire existe dans tout épisode dépressif, soit il n’y a pas de dépression et il n’y a pas lieu de traiter. Mettre tout le monde sous psychothérapie serait aussi absurde que de traiter tout le monde par antidépresseur”.

Le Pr Michel Lejoyeux, chef de service de psychiatrie à l’hôpital Bichat, remarque, pour sa part, que pour toute maladie, il est habituel d’effectuer un classement en fonction de l’intensité des symptômes. “Que l’on valide des approches différentes en fonction de la sévérité de la dépression me parait important. Il faut réagir avec les antidépresseurs comme avec les antibiotiques : c’est pas automatique”.

 

Distinguer le normal du pathologique

Pour faire la distinction entre le normal et le pathologique, et graduer l’intensité de la dépression, de nombreux outils existent, qui doivent être enseignés à tout médecin, souligne le rapport, même si “aucun ne donne complète satisfaction » et ne peut « remplacer le point de vue du clinicien expérimenté”. “On a tendance à complexifier de manière excessive la question de la dépression, estime le Pr Lejoyeux. Trois critères simples suffisent au diagnostic : perte d’envie, ralentissement et perte de l’estime de soi ou sentiment de culpabilité. Quand il y a ces trois signes, il y a dépression. Si les gens sont tristes, fatigués, mais ont envie de partir en vacances, s’ils trouvent que tout le monde leur en veut mais ne se font pas de reproches, il n’y a pas de dépression.”

La notion de durée est également essentielle. “Un épisode dépressif est défini comme un épisode douloureux qui dure au moins quinze jours et qui altère le fonctionnement quotidien, déclare le Pr Olié. Devant un patient qui est triste, a perdu le goût aux choses de la vie, est fatigué, surtout le matin, a du mal à travailler, le généraliste doit penser à la dépression. Mais il ne doit pas prescrire d’antidépresseurs dès la première consultation. Un épisode dépressif est rarement une urgence, et si c’est une urgence l’hospitalisation est indiquée. Dans le cas contraire, le généraliste doit se donner le temps de vérifier son diagnostic, en revoyant le patient la semaine suivante puis après 15 jours, et en le préparant psychologiquement à ce diagnostic. Le simple fait de dire au patient qu’il a peut-être un syndrome dépressif et qu’on va essayer de comprendre son état pour le prendre en charge, c’est déjà une psychothérapie formidable”.

 

Des risques à nuancer

La crainte de favoriser un passage à l’acte suicidaire existe depuis l’origine des antidépresseurs. Cependant, “bien prescrits, les antidépresseurs ont un effet antisuicidaire”, estime les auteurs du rapport de l’Académie, même si les premières semaines de traitement sont une période à risque. “La meilleure prévention du suicide c’est le dépistage et le traitement de la dépression”, insiste le Pr Lejoyeux. D’ailleurs, c’est dans le mois précédent le traitement que le risque de suicide est le plus élevé chez les sujets déprimés traités, précise le rapport. Autre élément qui invite à nuancer les dangers des antidépresseurs, l’alerte lancée il y a quelques années sur les risques de suicide chez les adolescents traités par antidépresseur a conduit à une baisse de la prescription de ces médicaments aux Etats-Unis et aux Pays-Bas, mais aussi à une augmentation des suicides (Gibbons RD et coll. Am.J.Psychiatry 2007). Une autre analyse des données américaines indique une chute de la prescription des antidépresseurs et une hausse des tentatives de suicides aux psychotropes chez les adolescents et jeunes adultes après l’alerte de la Food and drug administration-FDA (Lu C.Y. et coll. BMJ 2014). La difficulté du diagnostic de dépression chez l’enfant et l’adolescent est néanmoins réelle et les académiciens proposent que la primoprescription des antidépresseurs chez les moins de 18 ans soit réservée aux psychiatres et aux pédiatres. Des études sur l’effet des antidépresseurs chez l’enfant sont “hautement souhaitables”, estiment les auteurs du rapport.

On peut ajouter qu’il serait tout aussi important d’engager une réflexion sur la santé mentale des sujets âgés. Une constatation, notamment, suscite des interrogations : les personnes âgées sont quatre fois plus souvent traitées par antidépresseur lorsqu’elles sont institutionnalisées que lorsque qu’elles vivent à domicile.

Les dangers de la levée d’inhibition en début de traitement imposent d’évaluer, avant toute prescription, le risque de suicide, “en sachant que celui-ci est particulièrement élevé après 50 ou 55 ans”, signale le Pr Olié. Différents indices doivent alerter : les antécédents familiaux ou personnels de tentatives de suicide, les idées suicidaires,-l’existence d’un plan étant un indice majeur-, l’intensité de la dépression, son début à l’adolescence et des facteurs contextuels comme la présence ou non d’un entourage, la persistance d’éventuels facteurs précipitant. La présence d’éléments évoquant un risque de suicide impose une hospitalisation immédiate. En revanche il n’est plus conseillé depuis plusieurs années d’associer d’autres médicaments aux antidépresseurs en début de traitement. Le rapport rappelle les règles minimales de suivi : “réévaluation hebdomadaire de l’état du patient pendant le premier mois, bimensuelle pendant le 2ème mois, au moins mensuelle ensuite”. Si aucune efficacité n’est visible au bout de quatre à six semaines, il faut changer de médicaments. En effet, pour des raisons inconnues, environ un tiers des patients ne répondent pas à un premier antidépresseur. Mais deux tiers d’entre eux seront sensibles à un autre médicament, même au sein de la même classe, selon le rapport.

 

Quatre mois minimum

Reste que le rapport de l’Académie ne parle que d’efficacité symptomatique des antidépresseurs, soulignant l’importance de mieux connaître les mécanismes de la dépression pour identifier de nouvelles cibles thérapeutiques. “Les médicaments aident à supporter l’épisode en levant les symptômes, mais sans raccourcir la durée de l’épisode, ni prévenir les récidives, confirme le Pr Olié. Donc ils doivent être prescrits aussi longtemps que l’épisode est supposé durer et on sait qu’un épisode dépressif dure au moins quatre mois. D’où la règle ne pas prescrire les antidépresseurs pour moins de quatre mois”. A l’issue de cette période, soit on choisit d’arrêter le traitement et les antidépresseurs doivent être diminués progressivement pour vérifier que les symptômes ne réapparaissent pas à l’arrêt ; soit on continue le traitement, pour prévenir une récidive, car on sait que le malade a déjà eu des récurrences, ou pour atténuer certains traits de vulnérabilité, en particulier émotionnel. “Par exemple avoir une personnalité anxieuse ou hyperémotive est un indice de vulnérabilité dépressive”.

En pratique, les prescriptions semblent déborder parfois les recommandations. Ainsi une thèse indique que les généralistes ont souvent recours à un test thérapeutique en cas de doute (Taalba M. 2009). Une autre thèse récente (Colange G. 2005) réalisée auprès de 28 médecins généralistes du Pas de Calais, qui ont inclus tous les patients vus pendant une semaine (n=3554), révèle que 8 % prenaient un antidépresseur. Parmi les patients qui avaient arrêtés le traitement au cours des six derniers mois, 42 % avaient été traités moins de trois mois.

La Task force 2007 du Collège international de neuropsychopharmacologie (Cnip) accordait aux médicaments et aux psychothérapies une utilité comparable, sauf en ce qui concerne les dépressions avec éléments délirants, pour lesquels les médicaments étaient jugés supérieurs. L’ajout d’un antidépresseur à la psychothérapie ou d’une psychothérapie à l’antidépresseur apporterait un avantage modeste, selon une méta-analyse, tandis que d’autres travaux soulignent l’importance de “l’alliance thérapeutique”. Le terme de psychothérapie recouvre des approches extrêmement diverses et les thérapies cognitivo-comportementales (TCC) sont la seule modalité de psychothérapie démontrée efficace dans des essais. “Cela ne veut pas dire que les autres ne le soient pas, mais cela reflète les difficultés méthodologiques d’évaluation des psychothérapies, observe le Pr Olié. A priori chaque modalité de psychothérapie devrait avoir ses indications. Mais il y a un flou problématique”.

 

L’importance du médecin généraliste dans le soutien psychologique

“Ce qui est dramatique en France c’est que l’on a souvent des approches idéologiques, dénonce le Pr Lejoyeux. Il est aussi absurde d’être contre les médicaments que d’être contre les psychothérapies. Les antidépresseurs ne s’envisagent qu’en coaction avec un travail sur soi, qui est psychothérapique”. Mais comment systématiser l’abord psychothérapique alors que les psychiatres sont surchargés et les psychologues non remboursés ? “Les psychothérapies de la dépression ne sont pas forcément des psychothérapies longues, observe le Pr Lejoyeux. Cela peut être quelques séances. Mais on ne peut pas faire l’impasse sur l’approche relationnelle. La médecine générale a une dimension relationnelle et la réhabilitation du rôle du médecin généraliste dans le traitement complet de la dépression me parait important. Je pense qu’il peut prendre seul en charge les patients déprimés, en ayant recours au spécialiste en cas de difficulté”. Le Pr Olié a une vision tout aussi large de la médecine de premier recours. “Lorsque le généraliste dit au patient « on se revoit dans une semaine » ou « avez-vous pensé au suicide ? », il est déjà dans le soutien psychologique. Certains généralistes se sont formés à des thérapies d’inspiration psychanalytique, interpersonnelles, cognitivo-comportementales… Si le généraliste a le souci de prendre en charge ces patients il le fait très bien”.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Dr Chantal Guéniot

 

[D’après des entretiens avec les Prs Jean-Pierre Olié (hôpital Sainte-Anne, Paris) et Michel Lejoyeux (hôpital Bichat, Paris). Les antidépresseurs. Rapport de l’Académie de médecine du 20 mai 2014]