Avec 500 à 600 décès par an, le suicide est la deuxième cause de mortalité chez les jeunes Français après les accidents de la circulation (1). Différentes enquêtes indiquent qu’un nombre important de suicidants et de suicidés ont consulté un médecin généraliste dans les jours précédant leur passage à l’acte (2). Mais ils ont rarement parlé spontanément de leur idéation suicidaire, et le motif de la consultation a plus souvent été une plainte physique que la reconnaissance spontanée d’un état de mal-être. C’est dire l’importance pour le praticien d’une évaluation clinique fine, notamment lorsque l’adolescent évoque des troubles du sommeil, des sensations récurrentes d’angoisse ou des malaises divers mal définis, des peurs inexpliquées, une labilité émotionnelle exagérée, un repli relationnel pouvant aller jusqu’à la rupture scolaire, une perte d’élan vital, une réduction de l’appétit, une irritabilité marquée, des réactions impulsives, etc.

 

Comprendre l’adolescent suicidaire pour pouvoir l’aider dans nos pratiques

– Entre “maladie psychiatrique” et “difficultés de l’adolescence”

Les adolescents suicidaires sont des jeunes en mal-être. Ils se disent mal dans leur peau, mal dans leur tête, dans l’incapacité de donner du sens à leur vie. Certains d’entre eux présentent de graves troubles de l’humeur ou de la personnalité qui nécessiteront des soins appropriés. Mais beaucoup ne sont pas malades. Ils sont en souffrance parce qu’ils ont l’impression douloureuse de ne pas parvenir à “se trouver” et à se vivre comme sujets à part entière, distincts et respectés comme tels par les autres.

Les plus jeunes éprouvent un sentiment de non-existence à un moment critique où la puberté oblige chacun à une double reconnaissance : se reconnaître (soi-même) et être reconnu (par les autres) à la fois comme le même – toujours aussi unique et singulier, en continuité avec soi – et un individu dorénavant différent du fait de l’avènement du corps génital et de la sexualisation des liens. Ce double mouvement et l’inscription qui en résulte dans la différence des sexes et des générations fondent le sentiment d’identité, construction évolutive qui apparaît – chez ces adolescents en difficulté – barrée, bafouée, niée ou attaquée.

Les raisons du mal-être peuvent évidemment être multiples. Elles appartiennent souvent à l’histoire personnelle et familiale de ces adolescents et se révèlent lors de la survenue d’événements de vie défavorables – généralement des situations de perte ou d’abandon. Le contexte sociétal en favorise l’émergence dans la mesure où notre société moderne individualiste reconnaît davantage l’identité objective (ADN, empreintes biologiques) et le positionnement spatial d’un objet en mouvement (GPS), que l’identité subjective et la situation du sujet dans le corps social.

– Souffrance identitaire majeure et revendication d’existence

Avoir le sentiment de “non exister” mène à une logique de rupture, ce qui peut sembler paradoxal à première vue, mais ne l’est pas. Il s’agit en effet, pour ces adolescents, de faire cesser une souffrance qui leur est intolérable ; ce faisant, ils s’emploient à rompre d’une manière active pour mieux se défaire d’une situation ou d’une position subie, jugée intenable ; en tranchant ainsi, ils espèrent secrètement se démarquer, se distinguer, et donc se faire reconnaître ; à leur insu, l’intensité de la rupture qu’ils expriment témoigne enfin d’une volonté plus ou moins affirmée de “marquer l’autre” pour davantage exister à ses yeux.

Toutes ces intentions (dont certaines ne sont pas conscientes) se trouvent convoquées avec une acuité extrême dans l’acte suicidaire. Notre postulat est d’ailleurs qu’il ne peut pas y avoir de tentation de suicide sans, d’une part, une souffrance identitaire majeure et, d’autre part, une revendication d’existence et de reconnaissance, fût-ce à titre posthume.

– “Contenir sans détenir”, condition essentielle du soin

Comment aider ces jeunes, dans nos pratiques ? En reconnaissant à temps toutes les conduites de rupture, en leur permettant d’exprimer leurs souffrances autrement qu’à travers des passages à l’acte, et en mesurant combien la fonction de tiers se révèle aujourd’hui centrale en matière de prise en charge des adolescents qui vont mal et de leurs familles. L’offre de médiations – ambulatoires ou institutionnelles – doit favoriser un travail de la crise, pour que chacun parvienne peu à peu à comprendre qu’une souffrance en cache souvent une autre.

C’est également pourquoi la définition de cadres d’évolution pour “contenir sans détenir” se révèle indispensable. Il s’agit de proposer des temps et des espaces d’évolution permettant à l’adolescent et à ses proches de trouver une place…[pagebreak]

singulière évitant la confusion, le mélange. L’enjeu est à la fois de proposer à chacun une prise en charge différenciée et d’établir des espaces de confrontation qui ne menacent ou n’excluent aucun des protagonistes.

 

Identifier le risque suicidaire

Selon le Baromètre santé 2010 (4), 4,4 % des filles et 2,2 % des garçons âgés de 15 à 19 ans reconnaissent avoir eu des pensées suicidaires au cours des douze derniers mois. Les deux tiers d’entre eux disent avoir été jusqu’à imaginer comment s’y prendre pour se suicider. Des données régionales récentes révèlent des statistiques plus inquiétantes. Selon certains auteurs, le questionnaire TSTScafard (5,6) permet d’approcher la problématique suicidaire (idée ou acte) en soins primaires.

– Prendre au sérieux les intentions autant que les menaces

Bien que toute idéation suicidaire n’implique heureusement pas sa réalisation, la corrélation entre idées de suicide et passage à l’acte est forte, ce qui doit inciter à prendre au sérieux les intentions autant que les menaces suicidaires, surtout si elles se répètent et se révèlent précises. Dans les enquêtes en population générale, si 8 % des garçons et 13 % des filles âgés de 11 à 19 ans déclarent penser fréquemment au suicide, parmi eux 41 % reconnaissent avoir déjà fait une TS (7).

– Oser aborder le sujet

En présence de signes anxio-dépressifs chez l’adolescent qui le consulte, et après avoir exploré ces signes dans les différents registres de la vie quotidienne (il existe un outil de repérage des symptômes dépressifs et de mesure de l’intensité dépressive spécifique de l’adolescent, l’Adolescent Depression Rating Scale [ADRS]), l’omnipraticien doit impérativement demander à son jeune patient s’il a déjà pensé au suicide et s’il a même tenté de passer à l’acte. La rédaction d’une lettre d’adieu, l’élaboration détaillée d’un scénario suicidaire ainsi que les manoeuvres envisagées pour le mettre à exécution (amassement de médicaments, choix d’un moment et d’un lieu propices à la réalisation du passage à l’acte, etc.) sont évidemment des facteurs aggravants. Le praticien doit également saisir l’opportunité de cet échange pour interroger l’adolescent à propos des membres de sa famille : à sa connaissance, certains proches ont-ils tenté de se suicider ? En osant aborder ce sujet sensible, non seulement le médecin autorise son jeune patient à s’exprimer, mais il affine son évaluation du risque suicidaire car, outre l’identification d’idées morbides, l’existence d’antécédents personnels et familiaux de TS indique un risque élevé (8).

 

Article extrait du dossier “Dépression de l’adolescent”, publié dans Le Concours médical, Janvier 2014.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Dr Xavier Pommereau

 

1. Inserm-CépiDc. Causes médicales de décès en France, année 2010. Le Vésinet, Inserm, 2011.
2. Dumel F.
Comment évaluer le risque suicidaire et notamment l’imminence ou la gravité d’un passage à l’acte en médecine générale ? In: La crise suicidaire. Reconnaître et prendre en charge. Conférence de consensus, octobre 2000, Fédération française de psychiatrie, Paris, John Libbey Eurotext, 2001: 185-96.
3. Aouba A, Péquignot F, Camelin L, et al.
La mortalité par suicide en France en 2006, Études et Résultats. DREES, n° 702, 2009.
4. Beck F et al.
Tentatives de suicide et pensées suicidaires parmi les 15-30 ans. In : Beck F, Richard JB (dir.), Les comportements de santé des jeunes. Analyse du Baromètre santé 2010. Paris, Inpes, 2013: 235-49.
5. Binder P, Chabaud F.
Dépister les conduites suicidaires des adolescents. Partie II – Audit clinique auprès de 40 généralistes. Rev Prat 2007; 57: 1193-99.
6. Binder P, Chabaud F.
Dépister les conduites suicidaires des adolescents. Partie I – Audit clinique auprès de 40 généralistes. Rev Prat 2007; 57: 1187-92.
7. Choquet M.
Suicide et adolescence : acquis épidémiologiques. In: La crise suicidaire. Reconnaître et prendre en charge. Conférence de consensus, octobre 2000, Fédération française de psychiatrie, Paris, John Libbey Eurotext, 2001: 119-29.
8. Mouquet MC, Bellamy V, Carasco V. S
uicide et tentatives de suicide en France. Études et Résultats, DREES, n° 488, 2006.